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TUNISIE HÉRITIÈRE DE CARTHAGE POUR LA PAIX ET LA SOLIDARITÉ ENTRE LES PEUPLES

4 février 2015

TOME 1 DES MÉMOIRES DE RACHID SFAR CONSACRE A L’ITINÉRAIRE DE SON PÈRE LE LEADER NATIONALISTE TAHAR SFAR.

 

 

                              

 

Rachid   SFAR.

 

 

 

MÉMOIRES

 

TOME PREMIER

 

SOUVENIRS D’ENFANCE

 

LES MESSAGES LÉGUÉS PAR MOM PÈRE  TAHAR SFAR LEADER ET CO-FONDATEUR DU PARTI NATIONALISTE NEO-DESTOURIEN 1903-1942.

 

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"EN  TUNISIE, LA RÉALITÉ LA PLUS IMPORTANTE, DONT TOUT   LEGISLATEUR, QUEL QU’IL SOIT DOIT S’INSPIRER, C’EST L'ASPIRATION DU PEUPLE TUNISIEN, DANS SON ENSEMBLE,  À VIVRE D'UNE VIE DIGNE, DANS UNE ATMOSPHÈRE DE LIBERTÉ."

 

                       TAHAR SFAR. L’Action tunisienne. 1937

 

 

 

SOMMAIRE DES DEUX PARTIES DES MEMOIRES

DE RACHID SFAR 

PREAMBULE

PROLOGUE : POURQUOI CET OUVRAGE ?

 

TOME I

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SOUVENIRS D’ENFANCE.

LES MESSAGES LEGUÉS PAR TAHAR SFAR.

 

Mensonge ou vérité cette phrase attribuée à

 

Plutarque : "L'INGRATITUDE ENVERS LES VRAIS GRANDS HOMMES EST LA MARQUE DES PEUPLES FORTS".

 

CHAPITRE 1

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UN ETUDIANT QUI SORT DE L'ORDINAIRE

1903-1927

Térence : «RIEN DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER »

 

CHAPITRE 2

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AU CŒUR DE LA PREMIÉRE GRANDE TOURMENTE

1928_1936

L’APOTRE DE LA RESISTANCE NON VIOLENTE.

 

CHAPITRE 3

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LE  DRAME  PSYCHO-POLITIQUE VECU PAR TAHAR SFAR

1937-1942

LE NON-DIT D'UN HOMME DE CONVICTION. 

 

  

TOME II.

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(Cette deuxième  partie des mémoires fera l’objet d’un deuxième tome qui sera publié ultérieurement.)

UNE GENERATION AU SERVICE D'UNE JEUNE   REPUBLIQUE

 

CHAPITRE 1

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UNE ADOLESCENCE DANS LA GUERRE

1933-1945

 

CHAPITRE 2

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A L'ECOLE D'UN SCOUTISME ENGAGE

1946_1956

 

CHAPITRE 3

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LE DON DE SOI

1957_1968

 

CHAPITRE 4

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DANS LES COULISSES DU POUVOIR

1969-1977

 

CHAPITRE 5

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LES ÉPREUVES DU POUVOIR

1978- 1988

"Comment n'aurais-je pas appris que ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans blâme dans l'opinion..." Charles De Gaule, Mémoires d'espoir.

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CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE:

LES ESPOIRS EN UNE ERE NOUVELLE

APRES LA REVOLUTION DU 14 JANVIER 2011.

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"L'indépendance d’un pays est un idéal absolu dans la conscience des peuples. C'est un ensemble de valeurs et de symboles qui se transmettent d'une génération à une autre, par attachement à la terre et aux attributs de l'identité nationale, avec la détermination inflexible de surmonter les difficultés du vivre ensemble, de gagner les enjeux de l'histoire et de relever les défis successifs.. "

 

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PREAMBULE

 

 

 

Le peuple tunisien qui a toujours aspiré à la modernité, sans jamais renier son identité, depuis plus d'un siècle et demi, a été un précurseur dans la lutte pour l'édification de ses institutions de base, à l'initiative de ses réformateurs et de ses intellectuels. Il a aussi été à l'avant-garde des peuples qui se sont distingués par des mouvements intellectuels et sociaux pionniers qui ,dès le début du 19 ème  siècle, ont appelé à l’émancipation puis à  l'indépendance du pays, à la promulgation d'une Constitution Tunisienne, à l’égalité des droits pour la femme et à la reconnaissance des droits des travailleurs et des droits de l’Homme, et ont défendu l'identité nationale et repoussé les assauts dont celle-ci était la cible.  C'est autour de ces constantes et des valeurs humaines universelles que l'ensemble des organisations populaires et des forces nationales se sont unies, avec aux premiers rangs, les  martyrs et les vrais militants des Partis Vieux Destour et plus particulièrement le Néo-Déstour, ainsi que l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens ; tous pionniers du combat pour la libération de la colonisation puis pour les deux derniers partenaires pour l’édification de l’Etat Républicain. Dans toutes les phases de la lutte de libération la jeunesse était toujours aux avant postes avec courage, détermination et sans arrières pensées politiciennes ; comme elle le fut dans sa spontanéité et sans encadrement ni idéologique ni politique pour sa révolution de décembre –janvier 2012  .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

                         


 

 

 

PROLOGUE

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POURQUOI CE LIVRE ?

« LA VÉRITE ON NE LA POSSEDE JAMAIS ON DOIT CONSTAMMENT LA RECHERCHER AVEC SINCERITÉ ET HUMILITÉ»                                                                                                                            Raymond BARRE.

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   Dans une vie, il y a généralement un temps pour apprendre, un temps pour agir et un temps pour méditer et parfois pour écrire. J'ai entamé en cette journée symbole du 17 octobre 2005,décrétée depuis 1992 par l'organisation des Nations-Unies, « Journée Mondiale du refus de la misère », une sorte d'analyse rétrospective de l'itinéraire de mon père, ainsi que celle des principales étapes de ma vie en insérant, chaque fois que cela me parait utile, des réflexions et des souvenirs personnels ainsi que des témoignages qui m'ont été rapportés par des membres de ma famille ou par des personnalités dignes de foi qui ont connu de prés tant mon père que ses camarades de combat.

  Je me placerai  dans une perspective historique sans être toujours prisonnier de la chronologie.

  Ce faisant, je ne prétends nullement faire œuvre d'historien, néanmoins j'avoue avoir présent à l'esprit quelques réflexions sur l'histoire et la pensée historique, qui me paraissent pleines de sagesse,  telle, cette définition d’In Khaldoun dans ses prolégomènes : « l'histoire a pour objet l'étude de la société humaine, c'est à dire de la civilisation universelle.  Elle traite les particularismes dus à l'esprit de clan et les modalités par lesquels un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales... » ou cette assertion de Paul Veyne qui affirme que « l'histoire est un roman vrai...  Elle est récit d'événements: tout le reste en découle..; c'est une narration, Comme le roman, l'histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page et cette synthèse du récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix dernières années que nous avons vécues. » ; ou encore cette déclaration de François Furet,  l’ancien président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales et le spécialiste de la Révolution française qui fut au cœur des passionnantes évolutions  de la recherche historique au cours de ces dernières décennies: «  L'histoire, nous dit-il, même savante, n'est pas et ne sera jamais une discipline assez exacte, au sens où on parle des sciences exactes, pour réunir l'assentiment de ceux qui l'écrivent sur les critères qui séparent le scientifique du non scientifique. » et Furet précise : « A l'intérieur de cette dénomination actuelle de l'histoire socioculturelle, qui a pour elle le préjugé démocratique, on assiste depuis 10-15 ans au renouveau de l'histoire des idées politiques. » .Relevons en passant  que certains historiens, élèves de Furet , nous signalent en ce début du XXIème siècle que la démocratie fondée sur les trois piliers principaux que sont le citoyen ,la Nation et l’Etat est en  déclin dans les pays occidentaux depuis que dominent trois autres piliers que sont l’individualisme, le Marché et la Mondialisation…..

  Comme j'ai encore en mémoire, aussi, cette formule de Hegel: « ...le point essentiel est d'appréhender et exprimer le vrai, non comme substance, mais précisément aussi comme sujet » et également cette forte et dense déduction existentielle qu'on trouve dans «  La naissance de l'histoire »de François Châtelet, ce philosophe que j’ai beaucoup apprécié au point de le considérer comme l’un de mes meilleurs professeurs pendant la période de mes études supérieures ( 1953à1957) à l'Institut des Hautes  Etudes de Tunis: François Châtelet nous dit dans son ouvrage: « L'homme se comprend désormais comme être historique. Il sait -  au moins pratiquement -que ses gestes, ses décisions, ses paroles sont les éléments d'une totalité dynamique irréversible et significative, que chaque moment de son existence résulte de son  passé et dessine son avenir, que le cours du temps n'est pas le simple cadre de sa présence, mais le lieu imposé où se joue dramatiquement son être.  Il sait aussi que son sort individuel ne saurait être détaché du devenir actuel de l'humanité, que tout événement finalement le concerne et qu'il est engagé dans cette action globale et disparate qu'on nomme histoire présente. » Je ne voudrais pas oublier de citer aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, ce grand historien, ancien directeur de la Bibliothèque Nationale de France qui nous dit «  pour l'historien, il ne faut pas juger mais relater, expliquer, comprendre » et il ajoute: « L'important est de déniaiser l'histoire, pour qu'elle ne soit pas lénifiante. Ce n'est pas facile. Furet a déniaisé la révolution française. Déniaiser le XXe siècle, il faut attendre... »  Furet, dont « le Dictionnaire critique de la Révolution française » fait aujourd'hui autorité, réaffirme un principe, déjà énoncé par Tocqueville : que la Révolution n'est pas une, mais, qu'il y a deux Révolutions, la première est celle des droits de l'homme, qu'il faut distinguer, de la seconde qui fut, malheureusement, celle de la Terreur avec tous ses malheurs et ses lourdes conséquences récurrentes.

   En rédigeant cet ouvrage j'aurai également toujours présent à l'esprit les  précieuses recommandations d'Ibn Khaldoun  relatives aux erreurs à éviter dans toute narration à caractère historique, à savoir: ne pas se laisser emporté par l'esprit partisan; ne pas faire une confiance aveugle aux sources d'informations et faire preuve systématiquement d'esprit critique; ne pas avoir la conviction qu'on détient la vérité absolue et chercher à bien déchiffrer la signification des événements; ne pas méconnaître ou sous estimer l'implication des circonstances sur la réalité des faits et ne pas embellir d'une manière mensongère l'histoire des grands par la tendance à la flatterie.

   N'étant, ni historien, ni philosophe, même si j'aime l'histoire et  la philosophie, c'est en toute simplicité et avec humilité, que je tenterai d'apporter mes  témoignages pour laisser quelques  traces, qui pourraient présenter un certain intérêt pour des historiens de métier et je me limiterai, ce faisant, à ce qui me semble utile à la mémoire collective.

  Je mettrai l'accent essentiellement sur ce qui pourrait intéresser surtout nos jeunes générations car, et c'est l'évidence même, « plus les hommes sont éclairés plus ils seront libres » disait déjà Voltaire. J'ajoute pour ma part, que seule une liberté authentique de citoyens bien éduqués et bien formés, confortée par une information sérieuse, crédible et objective, peut légitimer, au niveau de l'Etat, l'exigence de responsabilité dans les comportements et les actes des citoyens. 

    J'entreprends ce travail loin de toute préoccupation politique partisane,  convaincu que je suis et par expérience, comme le pense très justement Paul Valéry que « l'esprit politique finit toujours par être contraint de falsifier. » En effet, l'expérience et l'histoire ont souvent démontré que « l'esprit politique » commence toujours par affirmer avec force se mettre au service de la collectivité dont il assume le destin, puis, avec le temps qui passe surviennent les dérives dés que le système politique devient exclusivement un instrument de conservation du pouvoir quelque en soit le prix pour la collectivité.

   Si certains de mes concitoyens et si des amis sincères de mon Pays trouvent un jour dans cet ouvrage des motifs nouveaux d'attachement pour la Tunisie de l'ouverture sur les grandes civilisations, pour la Tunisie des combats en faveur du  triomphe des valeurs universelles, pour ses hommes, ses femmes et tous ses enfants épris de liberté et de dignité pour tous, je serais comblé.

   Si de surcroît, de jeunes tunisiens comme ceux de la « révolution de la dignité » du 14 janvier 2011, animés de l'ardent désir de toujours mieux faire, découvrent dans ces souvenirs quelques lignes d'horizons qui les confortent dans ce qu'ils entreprennent ou quelques enseignements qui peuvent les aider à identifier  constamment de nouveaux raccourcis permettant à notre pays d'être toujours parmi les pays qui continuent à progresser résolument, dans cette grande compétition internationale de tous les dangers que vit actuellement notre planète, je serai alors le plus heureux des hommes.

 Je m'attacherai, pour la rédaction de ces mémoires, à rester fidèle, avant tout, à mon penchant naturel pour le « parler vrai » et je livrerai à mes lecteurs mes réflexions et mes souvenirs à « cœur ouvert », à l'état brut en quelque sorte, sans recherche d'effet de style, sans masque, sans amertume et surtout sans aucune arrière pensée autre que celle de tenter de contribuer aussi efficacement que possible, à la compréhension de certains aspects de l'histoire contemporaine tunisienne qui « pour être encore, non suffisamment connue ou parfois occultée dans certains de ses aspects, n'en continue pas moins de travailler notre conscience collective ».

  Je me dois, toutefois, de rendre hommage aux chercheurs et aux historiens tant tunisiens qu'étrangers qui pendant ces deux dernières décennies ont déployés des efforts significatifs pour une meilleure lecture de notre histoire contemporaine mais il reste encore beaucoup de pain sur la planche du long et interminable chemin de la recherche de la vérité... L'apport de cet ouvrage à ce titre se veut modeste  quand aux domaines qui seront couverts, il tentera de s'astreindre à une stricte rigueur intellectuelle quand au contenu des informations qu'il soumet à la réflexion des lecteurs même si on ne peut s'extraire totalement d'une certaine subjectivité dès qu'on aborde des analyses comportant des jugements de valeur.

   Je consacrerai la première partie de ce livre – à travers mes souvenirs d’enfance et les écrits dont je dispose - à une analyse destinée, si possible, à mieux faire connaître la personnalité de mon père, certaines de ses idées, ses centres de convergences et ses divergences conceptuelles avec le Président Habib BOURGUIBA à propos du processus de conduite de la lutte  de libération nationale. Je tacherai d’expliciter certaines positions politiques de mon père qui, de l’avis d’un grand nombre de ses camarades, ont été  dictées par les convictions intérieures et profondes d'un homme de pensée engagé dans l'action politique pendant la première et la deuxième phase du combat  décisif de libération de la Tunisie. Je m'attarderai plus particulièrement sur le drame politique qui l'a déchiré pendant les années 1938 à 1939, drame qui  contribua   à sa mort prématurée à l'âge de 39 ans.

  Les idées de Tahar Sfar, sciemment ou par ignorance, semblent être occultées, bien que Bourguiba n'ait jamais omis de se recueillir sur sa tombe chaque fois qu'il se rendait à Mahdia, aussi bien avant qu'après la libération de notre pays, et ce n'était certainement pas uniquement par simple amitié ni pour la beauté du site merveilleux du cimetière marin de ma ville natale, qu'il a chaque fois éprouvé le besoin - à travers ce recueillement simple et émouvant- d'une sorte de retour aux sources des années de jeunesse et de combat, qu'il avait vécu intensément avec Tahar Sfar et de nombreux autres camarades qui n’ont pas manqué d’envergure et qui sont restés méconnus.

   Ce voile jeté involontairement sur la pensée de Tahar Sfar semble persister bien qu’un hommage ait été officiellement rendu à la mémoire de Tahar Sfar en lui accordant à titre posthume, comme à d'autres grandes figures tunisiennes du combat national, le grand Cordon de l'Ordre de l'Indépendance. Il est  peut-être significatif de souligner que jusqu'ici, le seul livre digne de ce nom qui ait été écrit sur Tahar Sfar, soit celui du Père André Demeerseman : « La-bas à Zarzis et Maintenant.. » Cet ouvrage fut publié en 1969 : à ma connaissance, seul le quotidien tunisien « La Presse de Tunisie »  salua à l’époque sa parution.  Cette publication est intervenue neuf ans après celle des notes écrites par mon père pendant son exil à Zarzis en 1935 parue sous le titre de « Journal d'un exilé » en 1960 et deux ans après la publication d'une partie du contenu des interrogatoires et dépositions constitutives du dossier de l'instruction conduite  par le juge  militaire français De Guerrin de Cayla après les événements dramatiques du 9 avril 1938 à Tunis.

   La publication partielle des documents, de ce qu'on avait appelé le « Procès de Bourguiba », était destinée à mettre à la disposition des historiens et des lecteurs des données de première importance pour la compréhension d’une des périodes cruciales de la lutte nationale. Ces documents de l’instruction d’un procès qui n’a jamais eu lieu en raison du déclenchement et de la tournure prise par la deuxième guerre mondiale, furent introduits par un  commentaire qui, pour le moins qu'on puisse dire, ne présentait qu'un seul point de vue, qu'une seule lecture  conduisant à des jugements de valeur, parfois réducteurs, sur les motivations, les attitudes, et les prises de positions politiques des différents protagonistes, acteurs et responsables politiques d'une phase importante du combat de la libération de la Tunisie.

   André Demeerseman qui avait préfacé « le Journal d'un Exilé » avait, certes, pris connaissance des documents publiés  et relatifs à l’instruction du procès intenté à l’encontre des militants du Néo-Destour avant de rédiger son ouvrage sur Tahar Sfar. Mais il me semble que ses analyses, profondes, remarquables et fort pertinentes par ailleurs, n'ont volontairement pas couvert de  nombreuses questions relatives à  la  situation tant nationale qu'internationale de l'époque, ni celles qui concernent les fondements des idées politiques parfois divergentes qui étaient celles de Habib Bourguiba, de Mahmoud Matéri, de Tahar Sfar, de Bahri Guigua et d'autres leaders nationalistes tunisiens qui ont assumé des responsabilités de premier plan dans les premières phases du combat national politique organisé et conduit par un parti politique moderne, le Néo-Destour, dont ils ont été ensemble les fondateurs et qu’ils l’ont voulu à l’image des grands partis démocratiques des pays avancés. Demeerseman pensait certainement qu’il appartenait essentiellement à des historiens tunisiens de procéder à de telles analyses.

   Occulter la complexité du cheminement de la pensée politique, pendant une  des périodes cruciales de notre histoire contemporaine, prive, à mon sens, les nouvelles générations de tunisiens des leçons qui peuvent être tirées du précieux débat d'idées qui a été animé  par les différents responsables du mouvement de libération nationale et donc de la richesse intellectuelle qui a caractérisé les fécondes divergences de point de vue notamment sur les méthodes et conditions de conduite du combat libérateur ; combat qui me semble devoir être distingué, en raison de son caractère exceptionnel dans l'histoire d'une nation, de l'action politique classique d'une collectivité déjà maîtresse de son destin. Il me semble qu’il est utile  de ne pas se limiter à  la distinction un peu simpliste entre deux courants de pensée du nationalisme tunisien celui du « Vieux Destour » et celui du « Néo-Destour » ou celui des modérés et celui  des radicaux.

   Je me dois de rappeler, par souci d'objectivité, que pendant la période du Président Bourguiba, c'est à  la seule initiative de la Cellule de la Médina du parti  Néo-Destourien que fut célébré localement, à Mahdia le 40é anniversaire de la mort de Tahar Sfar. A cette occasion, une petite brochure en langue arabe fut éditée par le professeur Hassen Sioud sous le titre « Tahar Sfar le militant et le penseur ».

   Depuis cette commémoration en 1982, chaque année à la date anniversaire du décès de Tahar Sfar le 9 Août, une conférence est souvent organisée, des militants  de la ville de Mahdia lisent « la Fatiha » et se recueillent sur une tombe austère qui fut édifiée par la section de Mahdia des Scouts Tunisiens en 1951 et sur laquelle est gravée un poème écrit par un très sympathique militant, plein d'imagination et d'une grande  vivacité d'esprit,   natif de Mahdia,   Cheikh Boubaker,( Décédé en janvier 2002) poète à ses heures et enseignant de profession.

   Le 9 août 1999, la Cellule de la Médina de Mahdia a organisé à l’intention des élèves du secondaire et de leurs professeurs de la région une sorte de concours portant sur l’analyse et le commentaire de certains des écrits de Tahar Sfar, deux professeurs du secondaire furent primés et ont présenté leurs textes devant un auditoire  composé essentiellement de «  mahdois »  en présence de mon ami M. Hédi Baccouche l’ancien  Premier ministre qui avait exprimé le vœux de participer à cette modeste cérémonie pour manifester son respect et sa considération  pour la mémoire de mon père. Le 9 Aout 2010 Mr Hédi Baccouche fit salle comble au Club « Nadi-Ettaaoun » de Mahdia en présentant une conférence magistrale  qui fut suivi avec une grande attention et beaucoup d’émotion sur la personnalité de Tahar Sfar, ses idées et sa participation au Mouvement National tunisien.

   M. Brahim Khouaja ancien ministre des télécommunications semble avoir découvert, pour sa part, la dimension humaniste et l'actualité de la pensée de son compatriote Tahar Sfar notamment en lisant « le journal d'un exilé » et depuis il ne manque jamais de répondre aux  sollicitations de ceux qui ont animé des causeries sur certains aspects de la pensée ou de l'activité de Tahar Sfar.

   Il convient également de signaler que le professeur Rachid Dhaoudi a consacré à Tahar Sfar un chapitre de 12 pages dans son livre en langue arabe « les héros et les martyrs de la patrie » et que récemment la revue de l’Association des anciens de Sadiki a publié quelques articles de mon père avec une brève biographie  sous la plume du Professeur Hamadi Sahli.

 En 2003 à l’occasion du centenaire de la naissance de Tahar Sfar Le  Gouvernement tunisien a donné des instructions pour édifier à Mahdia un portique pour honorer sa mémoire ; Mr Brahim Khouaja ancien ministre des PTT a choisi l’ extrait des « Mémoires d’un exilé » qui a été gravé sur le portique, j’aurais préféré un extrait plus représentatif de ses pensées de vrai humaniste.A cette occasion également et répondant à ma suggestion, « l’Institut Supérieur de l’Histoire du Mouvement National » a chargé l’historien Khalled Abid de préparer un petit ouvrage en langue arabe relatant l’itinéraire de mon père et comportant quelques articles assez représentatifs des ses nombreux écrits. IL a été décidé également de commémorer le centenaire de la naissance de Tahar Sfar par une cérémonie officielle à Mahdia au mois d’Aout 2003.

 J’ai relevé, et bien d’autres avec moi, que depuis l’indépendance et  à ce jour, aucun texte de Tahar Sfar n'a été sélectionné par nos enseignants pour être étudié et analysé au profit de nos jeunes ni au niveau de l’enseignement secondaire ni au niveau de l'enseignement supérieur de notre pays et que ce n'est que  récemment qu'une petite avenue de la nouvelle cité El-Manar II de notre capitale a été choisie porter le mon de Tahar Sfar , la plupart des autres villes tunisiennes avaient déjà leur rue ou leur avenue Tahar Sfar depuis le début de l’Indépendance de la Tunisie.

 En 1988 j'ai pensé que l'hommage rendu à titre posthume à Tahar Sfar en lui accordant le grand cordon de l’ordre de l’indépendance était également rendu à tous les « Mahdois » qui ont participé d'une manière ou d'une autre aux combats de libération de notre pays, ainsi qu'à tous les tunisiens, qui partagent avec mon père un réel  attachement aux valeurs pour lesquelles il a lutté et à tous ceux, qui croient  fortement comme lui, qu'il n'y a pas de véritable dignité sans liberté et  pas de véritable libertésans responsabilité, que la vraieresponsabilité ne peut être que la résultante d'une culture authentique, fondée sur une quête permanente pour la maîtrise de la  connaissance et pour la recherche de la vérité.

   J'avais  ainsi estimé, en 1988, qu'il était de mon devoir de remettre la décoration décernée à titre posthume, entre les mains du président de la Municipalité de Mahdia de l'époque Mr Habib Hadj-Said en suggérant quelle soit exposée dans la salle du conseil de l'hôtel de ville.

   Ce faisant, je pensais, naïvement, que cette décoration exposée pourrait rappeler utilement à mes concitoyens et plus particulièrement aux membres du Conseil de la ville de Mahdia les idées et les valeurs pour lesquelles avaient combattu les militants de notre libération nationale.

   Mon père fut, de l'avis de tous ceux qui l'ont connu d'assez près et qui m’ont parlé parfois assez longuement de lui, un penseur humaniste et un apôtre de  la morale en politique, un anti-Machiavel en quelque sorte, en un siècle  où «  lorsqu'une voix morale se fait entendre, on ne se contente pas de la contredire, on la ridiculise..... »

   Mais si on peut croire que Tahar Sfar a été en politique un moraliste utopique, un naïf même, ou un penseur égaré en politique comme quelques uns l'ont déclaré, pensé ou écrit, il est certain, à travers des témoignages concordants que j’ai recueillis, qu'il n'a jamais été pour un ordre moral imposé par la force ou par la crainte et cela par qui que ce soit et sa naïveté si, jamais elle avait existée, ne signifie pas ignorance ou niaiserie, mais spontanéité, préférence donnée à la liberté intérieure et à la sensibilité humaine plutôt qu'à la célébrité et à la notoriété….

   C'est ainsi que Tahar Sfar a œuvré, sur le terrain et non pas uniquement par la plume - comme nous le verrons dans cet écrit -, dès son jeune âge pour la  concrétisation de la diffusion d'une éducation moderne, ouverte aux sciences et à tous les courants de pensées pour former « des esprits libres, ouverts, solides et critiques » et par voie de conséquence attachés à des valeurs universelles par une profonde et sincère conviction intérieure.

   Tahar Sfar avait une répulsion quasi-viscérale du culte de la personnalité, il ne croyait qu'au travail d'équipe, même quand cette équipe avait pour chef un homme providentiel.

   Ce qui importait le plus pour cet intellectuel engagé, ce qui était sa grande priorité, notamment pendant la phase de préparation à la libération de son pays, c'était l'éducation sérieuse de l'ensemble du peuple tunisien, c'était la large diffusion du mouvement des idées universelles et de leurs évolutions ainsi que l'animation de réels débats sur les thèmes ayant une influence majeure sur l'évolution des composantessocioculturelles du projet de société qui était à l'époque celui de tous les vrais penseurs et de tous les authentiques  réformateurs tunisiens qui l'ont précédé dans le combat national depuis le début du XXe siècle et même avant. Tahar Sfar a toujours pensé et n’a jamais cessé de le répéter, comme beaucoup d’autres penseurs et leaders politiques tunisiens- et ce fut une des grandes chances de notre pays- que seule une solide éducation du peuple tunisien serait capable de le conduire inéluctablement, grâce à la participation effective du plus grand nombre, vers une libération à même de réaliser tous les espoirs placés en elle.

   Pour Tahar Sfar, plus particulièrement, la manière dont devrait être conduite la lutte de libération préfigurera en bonne partie les mœurs politiques qui domineront la scène tunisienne après l'indépendance. Nous y reviendrons bien entendu.

  A défaut  de documents écrits de la propre main de Tahar Sfar, sur les semaines décisives qui ont précédé le drame du 9 avril 1938, sur le déroulement de l’instruction du juge militaire qui suivit ces événements,  sur les conditions et le « climat »  de sa  deuxième détention avec Bourguiba et ses autres camarades en 1938 - documents qui auraient revêtu  un intérêt certain au même titre, par exemple, que les mémoires très instructives et  forts émouvantes par leur sincérité, leur simplicité et la grande sensibilité qu’elles dégagent, que nous a laissé, avec bonheur, celui qui fut le premier Président du Néo-Destour le Docteur Mahmoud El-Materi ou les "Souvenirs Politiques" d'un authentique militant, intègre tant sur le plan intellectuel que sur le plan moral,  intransigeant, envers les autres, comme il l'a été avec lui même, le Docteur Slimane Ben Slimane membre du bureau politique du Néo-Destour jusqu'au 18 mars 1950,ou encore les mémoires de Rachid Driss ce militant attachant des années 37 à 56 "Reflet d'un combat" : une touchante narration historique scrupuleuse d'une période du combat de libération, encore mal connue, - je tenterai de soumettre au lecteur, outre mes souvenirs d’enfance, une synthèse des témoignages verbaux que j'ai recueillis,  plus particulièrement auprès de ma mère ,de mon grand père, de mon oncle Ahmed Sfar ,de Maître Guéllati, des cheikhs El-Habib El-Fékhih Salem, Mohamed Abdessalem, Abdelhakim Khodja et Mohamed El-Kesraoui  ,ainsi que les témoignages que j'ai eu l'occasion d'entendre en 1950 sur la bouche du grand militant et du grand martyr que fut le très regretté Hédi Chaker alors que j'étais encore élève  au Collège  de  Sfax ,je me référerai également aux témoignages de Béchir-Zarg-el-ayoun qui avait occupé une cellule mitoyenne de celle de mon père à la prison civile de Tunis après son transfert de la prison militaire l'été 1938. Zar-El-Ayoun me fit ses confidences tardivement au cours des premiers mois de l'année 1987 bien que je fis sa connaissance depuis les années 1960 quand j'ai assumé les fonctions de Directeur de La Régie Nationales des Tabacs.

   Les historiens, les sociologues, les psychologues et les psychiatres de métier pourraient utilement, entre autres comparer, les écrits, les idées et les conceptions politiques de Tahar Sfar avec ceux de Habib Bourguiba, Farhat Hached et bien d’autres pour faire apparaître tant, les  similitudes dans le cheminement de leur pensée et leur action, que les  différences qui les singularisent et qui caractérisent la personnalité de chacune de ces grandes figures de notre histoire  qui ont marqué- avec d'autres leaders et d'autres militants et penseurs - chacun à sa manière, le mouvement national tunisien et plus particulièrement les jeunes des années 1931 à 1938 pour Tahar Sfar, des années 1931 à 1956 pour Habib Bourguiba et du début des années 50 pour le grand martyr Farhat Hached ; ces jeunes tunisiens de tous les horizons, souvent anonymes, dont la contribution au combat national, fut à mon avis déterminante depuis 1938 et plus particulièrement lors de la dernière phase de la lutte, de janvier 1952 à juin 1955.

   Pour de nombreuses personnalités ayant connu de prés les deux hommes, autant Tahar Sfar était habité dans son action politique par une éthique de conviction qui le poussait au dévouement pur sans calcul, autant Habib Bourguiba était animé par une éthique de responsabilité sous tendue par une forte ambition personnelle pour le pouvoir politique. On pourrait même dire, en schématisant bien entendu, que ces deux hommes ont incarné deux figures symboliques, assez bien représentatives d'une partie de l'élite tunisienne de l'époque, deux figures, à la fois proches et opposées à travers lesquelles on peut retrouver les grands traits  d'autres intellectuels et penseurs tunisiens engagés dans le combat de libération de la Tunisie dans la première moitié du XXe siècle: Tahar Sfar l'intellectuel universaliste, rationaliste  profondément attaché aux valeurs humanistes authentiques de  sa religion, scrupuleux à l'extrême, véritable apôtre de la non-violence et Habib Bourguiba, le stratège politique qui n'hésite pas à mettre le sacrifice suprême, de soi et des autres, au service de la plus noble  ambition collective.                  

    Tahar Sfar nous ayant laissé, dans ce qui pu être sauvé de ses écrits, des messages qui me semblent toujours d’actualité par certains de leurs aspects,j’ai pensé qu’il était utile de soumettre  à l'appréciation des lecteurs, dans le chapitre 2 de la première partie de cet ouvrage, de très larges extraits et même quelques uns de ses textes dans leur intégralité.

   Certains militants du « Néo-Destour »  avaient qualifié,  pendant les années1934 à1937, Tahar Sfar de « philosophe du Parti », cela est peut être vrai si on entend par philosophe un homme qui s'efforce, avec humilité, d'élucider par l'effort de la pensée, des problèmes qui s'imposent à tous ceux qui veulent réfléchir pour donner un sens à leur vie: Il appartiendra au lecteur de juger notamment à travers les écrits de Tahar Sfar que je soumets à son attention.     

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   La deuxième partie de cet ouvrage ( qui sera publiée si Dieu le veut ultérieurement) sera consacrée à une tentative, que je souhaite la moins subjective possible, pour  livrer à l'état brut, à travers les grands événements qui ont marqué de leur empreinte l'histoire récente de la Tunisie, mes souvenirs, mes impressions, et quand cela est possible, les leçons que j'ai recueilli de mon expérience personnelle dans la vie publique.Mon souhait est de transmettre en toute spontanéité les réflexions qu'apportent le recul du temps et la disponibilité de l'esprit que me procure ma situation actuelle. Mon souhait enfin, est de dire avec simplicité, à ceux qui voudront me lire,  des choses qui n'ont pas été toujours aussi simples. Et puis..."Ecrire pour certains n'est ce pas  respirer...Est-ce qu'on peut vivre sans respirer?..."

   Il me revient à l'esprit alors que je rédige ces lignes une  confidence de Nietzsche à un de ses amis, que mon professeur de philosophie au Collège de Sfax, Mr Griner, avait mise en exergue quand il nous commenta des extraits d'un des  derniers ouvrages de ce philosophe de la fin du XIXe siècle-souvent mal compris et dont certains aspects de sa pensée furent très malhonnêtement exploités par les nazis,-il s'agit de l'essai très connu: « Ainsi parlait Zarathoustra »(1885).Ce livre dans lequel Nietzsche a développé ses idées sur les thèmes de la « transmutation des valeurs » et du « surhomme ».  Hitler semble s'être appuyé notamment sur ce thème du surhomme pour échafauder sa théorie raciste du « peuple maître » et de « la race élue » faisant certainement retourner Nietzsche dans sa tombe. Nietzsche aurait fait la confidence suivante, à son ami Overbeck, à propos de ce qu'il éprouvait en rédigeant son livre « IL me semble que j'ai vécu, travaillé et souffert pour pouvoir écrire ce livre....Oui, comme si ma vie s'en trouvait justifiée sur le tard. »

   Monexpérience personnelle, aussi originale qu'elle puisse être, comme celle de tout un chacun, fut dans son ensemble celle de toute une génération au service d’une jeune République, aussi je ne manquerai pas de signaler  l'apport, de ceux de ma génération que j'ai eu la chance de connaître de prés dans l'action d'édification de l'État tunisien moderne sans prétendre à l’exhaustivité en raison du nombre considérable de cadres et responsables qui ont fait réellement don d'eux-mêmes avec un grand enthousiasme, contribuant chacun à sa manière et selon ses capacités et ses compétences à l’œuvre exaltante de consolidation des assises de la jeune République tunisienne. La contribution de la génération de l’indépendance pour l’édification des solides fondations de la Tunisie moderne dans tous les domaines peut faire l’objet, de mon point de vue, d’une  grande encyclopédie.

   Le lecteur de cet ouvrage peut légitimement récuser son caractère historique mais, l'histoire ne devient elle pas, surtout, « histoire de ce que les hommes ont considéré dans tous les domaines de la vie, pendant une époque déterminée, comme des vérités intangibles et surtout, histoire de leurs combats pour et autour de ces vérités?...Et les Mémoires et Essais malgré toute la circonspection qui les entoure ne constituent-ils pas un miroir fidèle de ce qui a été perçu comme vérité par les acteurs des faits historiques? »

  L'histoire dit-on souvent ne se répète pas, pourquoi donc lui accorder tant d'importance alors que le temps nous est compté  pour faire face aux obligations pressantes de l'actualité et aux défis complexes de l'avenir? Certes, l'Histoire ne se répète pas à l'identique mais l'avenir n'est jamais vierge des empreintes du passé. L'avenir n'est et ne sera jamais intégralement neuf car les grandes œuvres, comme les syndromes des maladies du passé restent généralement présents même à l'état de traces dans  notre futur: C'est pourquoi, je ne partage pas totalement  l'avis péremptoire de ceux qui affirment actuellement, à l'instar de Claude Jannoud, (dans son livre « L'envers de l'humanisme ») que «  l'homme doit aujourd'hui comprendre que le passé ne peut plus enseigner grand-chose ». Bien au contraire je pense qu'il faut, toujours, accorder à l'Histoire, lorsqu'elle est bien écrite, tout l'intérêt qu'elle mérite, pour mieux assumer et mieux façonner notre avenir, même si chaque génération - et cela est normal- continuera à avoir sa propre lecture du passé. Ceci étant, il n'en demeure pas moins vraie, que l'histoire dénaturée, falsifiée et schématisée à l'extrême, n'enseigne plus rien et rebute les meilleures volontés.

   Nonobstant l'intérêt que je porte à l'Histoire, je n'ai jamais été de ceux qui partent à la découverte de l'avenir uniquement à travers le passé et je n'ai jamais pensé qu'un simple retour au passé puisse nous permettre de construire notre avenir; il faut, certes , bien connaître le passé ,mais il faut vivre sans complexes et pourquoi pas «  avec passion la modernité » dans ce qu'elle a de beau, ce qui n'exclut nullement la préservation des valeurs positives de l'identité et de la spécificité nationale.

RACHID SFAR.

                                                        

                 

 

 

 

                             

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOME I

 

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SOUVENIRS D’ENFANCE.

LES MESSAGES LEGUES PAR TAHAR SFAR.

 

1903-1942.

 

 

«  On ne doit aux morts que la vérité. »  Voltaire.

 

 

Mensonge ou vérité cette phrase attribuée par certains auteurs à Plutarque:

 

« L'INGRATITUDE ENVERS LES VRAIS GRANDS HOMMES EST LA MARQUE DES PEUPLES FORTS »

 

 

CHAPITRE 1

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UN ETUDIANT QUI SORT DE L'ORDINAIRE

1903_1928

      TERENCE: « RIEN DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER... » 

 

   C'est dans une presqu'île merveilleuse de la côte est de la Tunisie, dénommée depuis la nuit des temps « Cap-Africa » et sur laquelle fut édifiée la première capitale de la dynastie musulmane des Fatimides, Mahdia, que naquit mon père un 12 novembre de l'an 1903 dans une famille dont les origines remontent à la première vague d'occupation ottomane  et qu'on pouvait considérer comme appartenant à la classe moyenne selon la signification et les caractéristiques actuelles de cette catégorie sociale.

   Mon grand père Mustapha notaire, à l'époque, bien connu et respecté dans sa ville, choisit pour son deuxième fils le prénom de Tahar, «  le pur », après avoir donné la préférence pour son aîné celui de Sadok «  celui qui dit la vérité » respectant ainsi  une symbolique qui mettait en exergue dans le choix des prénoms les valeurs sociales qu’on souhaitait promouvoir dans la communauté.

   La famille Sfar, tant sa branche « tunisoise » que sa branche « mahdoise » serait – selon les informations recueillies auprès de mon grand-père maternel Mohamed Sfar - la descendante d'un officier d’origine macédonienne de l'armée turque (l'équivalant d'un général de corps d'armée ) qui fit partie des premiers officiers de l'occupation ottomane et qui fut en garnison pendant quelques temps à Tunis, où il contracta un premier mariage avant d'être affecté à la défense de la ville de  Mahdia où il résida le plus clair de sa vie, contractant d'autres mariages avec des femmes du pays et effectuant des missions de pacification ou de reconnaissance sur l'ensemble du sud tunisien plus particulièrement, avec semble t-il, des incursions jusqu'en Tripolitaine (actuelle Libye) où il aurait  guerroyé avec succès.

L’historien tunisien Ahmed Ibn-Abi-Diaf ,  dans son célèbre ouvrage « Ithaf Ahli azaman » achevé en 1872, signale parmi les péripéties sanglantes et les querelles pour le pouvoir des premières années de l’occupation de la Tunisie par les troupes ottomanes, la rivalité qui a opposé «  Othman Dey » prétendant au pouvoir dans la capitale à « Sfar Dey » aux alentours de l’année 1591.( Deuxième partie du Tome I, page 28 de l’édition du Ministère tunisien des affaires culturelles préfacée par le Ministre de la culture A. Hermassi.)

   Les  familles Sfar sont nombreuses dans la ville de Mahdia, à tel point, qu'il a fallu ajouter un deuxième nom pour distinguer des familles dont le lien de parenté précis avait disparu tant de l'état civil que de la connaissance des anciens généalogistes.

   J’ai gardé des souvenirs d’enfance très vivaces notamment  de mon grand-père maternel, Mohamed Sfar, notaire également de profession, qui, parfois sans s'en rendre compte, se laissait aller à grommeler en prononçant quelques mots en langue turque, quand, enfants turbulents, nous finissions, mes cousins et moi, par le mettre hors de lui par notre tintamarre en jouant dans la cour de sa maison de Rédjiche, dans la banlieue de Mahdia.

   Mon grand père paternel Mustapha, formé exclusivement à l'Université Zaytuna de Tunis était comme la grande majorité des  tunisiens à l'époque très attaché à nos traditions arabo-musulmanes, ce qui l'a amené à veiller, souvent avec sévérité, à donner à ses enfants une éducation respectueuse des valeurs que la communauté des « Mahdois » considérait devoir être celle de l'honnête homme,citoyen modèle pour la Cité. Il a tenu à apprendre lui-même, à  ses sept enfants (quatre garçons et trois filles ) les premières « sourates » du Coran avant de les inscrire dans le « Kuttab » du quartier, petite salle jouxtant la salle de prière d’une petite mosquée, et qui faisait office d'école maternelle. Le répétiteur ou «  Muadib » de Tahar Sfar au « Kuttab » fut le cheikh Hassen Fodda, une personne de solide culture islamique qui habitait dans la même rue que celle où se trouve la maison de mon grand-père.

   Ma grand mère « Aïcha », dont l'origine  est également turque (elle est née d'une famille dénommée jusqu'à ce jour « Turki »), avait un don particulier pour raconter à ses enfants, puis à ses petits enfants les versions pudiques des comtes des "milles  et une nuit" les faisant vivre ainsi un monde merveilleux et contribuant, sans le savoir, à développer en eux la faculté du rêve et celle de l'imagination créatrice.

 A l'école primaire « franco-arabe » de l'époque mon père sortant d'un cocon familial très protecteur a eu, semble t-il, quelques difficultés d'adaptation dans un nouvel univers où il découvrait, pour la première fois, les contradictions entre les messages éducatifs inculqués par ses parents et la réalité des comportements humains, même dans celle du monde de l'enfance. Il a eu la chance d'avoir parmi ses enseignants à l'école le Cheikh Mohamed Abdessalem, le père de M Ahmed Abdessalem qui fut le premier recteur de l'Université de la Tunisie indépendante. Cheikh Mohamed Abdessalem qui enseignait à l'époque surtout "l'éducation islamique "expliquait déjà à ses élèves que l'Islam était avant tout tolérance ,ouverture d'esprit, encouragement à la maîtrise du Savoir,et attachement à une éthique porteuse de Valeurs Universelles;déjà il avait le courage de dire à ses élèves que  l'islam devait constamment faire l'objet de réflexions des "Fakihs" pour l'adapter à l'évolution de la société et notamment au progrès de la science.Plusieurs générations de Mahdois transitant par l'école primaire de Mahdia,sont redevables au Cheikh Mohamed Abdessalem de cette foi sereine et tolérante, de cette très forte conviction en une impérieuse nécessité de recourir à "El-Ijtihad" pour que l'Islam ne devienne pas un prétexte à l'archaïsme , au sous développement , à l'asservissement de la pensée et au fanatisme.

  Tahar Sfar ne s'est révélé à l'école que tardivement nous,ont rapporté, certains de ses instituteurs et de ses camarades de classe , et ce n' est qu' en année terminale   de l'école primaire de Mahdia que,Tahar Sfar s'est brusquement distingué par ses bons résultats scolaires: Aussi c'est avec panache  qu'il accéda à la première année de l'enseignement secondaire du Collège Sadiki où il effectua un cursus remarquable se faisant attribuer  dans les différentes matières enseignées des Prix d'honneur. Après le Diplôme de fin d'études du Collège Sadiki, Tahar Sfar a été inscrit au Lycée Carnot de Tunis  à la première année du baccalauréat. Sa maîtrise de la langue arabe et celle de la langue française s'affirmèrent davantage et sa grande passion pour la lecture des grands maîtres tant de la pensée arabe que  française lui fit découvrir précocement la grande richesse des idées qui agitaient les élites du Monde. Cela fut possible particulièrement grâce aux facilitées qu'il a obtenu auprès de la bibliothèque nationale et de la bibliothèque de l'Association la Khaldunya toutes deux au souk El Attarine.

Tahar Sfar quitta le lycée Carnot un an avant Habib Bourguiba, avec un baccalauréat série philosophie et, malgré sa participation à un voyage d'études et de sensibilisation à Paris sous la conduite de ses professeurs du lycée et nonobstant les recommandations unanimes de ses maîtres pour continuer ses études à la Sorbonne, il répond au désir de mon grand-père et accepte la proposition qui lui était faite, à sa sortie du lycée, d'assurer  la direction de l'Ecole "El-Arfania"à Tunis, rue El-Ourghi, pour y engager de profondes réformes.

   Il s'agissait d'une école libre crée par la Société Musulmane de Bienfaisance et dont  certains membres éminents du conseil d'administration, comme, Taïeb Radouane et El-Arbi Mami, n'étaient satisfaits ni des résultats scolaires ni de la gestion administrative et financière. Un des principaux membres de ce conseil, Si El-Arbi Mami  (le parent où peut être même le père du martyr le docteur Abderrahmen Mami qui fut assassiné par la "main rouge" pendant les années 1950) une personnalité très estimée à la Marsa, ami de mon grand père Mustapha et qui fut une sorte de correspondant très attentionné pour mon père pendant ses études à Sadiki et à Carnot à telle enseigne qu'il le considérait comme son fils, influa plus particulièrement sur lui, pour achever de le convaincre de répondre favorablement à cette sollicitation qui lui permettait de mettre en pratique ses idées sur la réforme de l’enseignement. 

  Tahar Sfar pensait déjà à l'instar de la grande majorité des intellectuels tunisiens de l'époque, que l'avenir de son Pays passait par le développement d'une éducation "moderne" auprès de toutes les couches de la population, il était plus particulièrement influencé par la pensée et les idées du visionnaire "IbnKhaldoun" sur l'éducation ,la formation ,les sciences et les déficiences de l'enseignement dispensé, en son temps dans le monde musulman ; il accepta de sacrifier momentanément la poursuite de ses études supérieures pour diriger l'école libre El-Arfania et mettre ainsi en pratique ses idées sur les réformes de l'éducation. Dés le premier trimestre de l'année scolaire les principaux membres du conseil constataient avec satisfaction les changements intervenus et les progrès réalisés à l'exception de ceux qui trouvaient peut- être leurs comptes dans les errements de l'ancienne gestion et qui ne manquèrent pas de tenter une cabale contre celui qui apportait de la transparence notamment dans la gestion financière de l'établissement. Cela fut l'occasion pour mon père d'être confronté, pour la  première fois de sa vie, à l'ingratitude des partisans du statut-quo.. Cette cabale fut également l'occasion  pour les "réformateurs", qui ont fait appel à mon père, de rédiger et d'éditer un petit fascicule en langue arabe ayant pour titre "Pages blanches et pages noires", explicitant l'intérêt des actions engagées avec succès  à la satisfaction quasi-générale, même celle des élèves et cela malgré les efforts supplémentaires que leur demandaient les nouveaux programmes d'enseignement. L’appui des membres consciencieux du conseil permit à Tahar Sfar de surmonter sa première déception dans la vie et de mener à terme son action de mise en place et de démarrage des mesures d'assainissement et de modernisation."Nulle décision, nous dit André Démeerseman dans son livre sur Tahar Sfar, n'est plus révélatrice du désintéressement fondamental et du besoin de dévouement de Tahar Sfar...Se voyant encouragé dans son dessein par des hommes qui appréciaient sa double culture et sa science pédagogique, ce jeune homme de 19 ans se révéla un directeur d'école étonnant. Avec un instinct sûr, il soigna les plaies de l'organisation: niveau culturel des instituteurs,  administration, programmes et méthodes.

   Des instituteurs, il exigea les connaissances, les diplômes (Pour les instituteurs par exemple: le tatwie, le diplôme d'études secondaires de la Grande Mosquée ou le baccalauréat) et la valeur morale. Il leur garantit en contre partie un traitement convenable. Jusque là, à cause de la modicité de ses ressources et de son orientation vers l'aide matérielle, la Société de bienfaisance avait cherché des instituteurs"à bon marché". Des élèves, il réclama un effort de pensée personnelle et leur imposa un programme de langue arabe (langue, littérature, coran, exégèse, hadiht), de langue française, de sciences positives. Bref il mit en jeu les ressources inépuisables de son talent. Tahar Sfar se maintint à sa place de directeur jusqu'en juillet 1924.Le 24 février, il présentait  un rapport qui eut un certain retentissement; mais il ne tarda pas à donner sa démission, parce qu'il ne jouissait plus de la liberté nécessaire à sa fonction...Au total, le bilan était loin d'être négatif: cette expérience de dévouement librement choisie lui avait permis de mieux tracer sa voie."Nous pouvons ajouter ,à ce que dit Demeerseman, que les idées Ibn Khaldoun et ses nombreuses réflexions sur le système éducatif ont été d'un grand secours pour Tahar Sfar dans cette mission de formation, lui qui aimait lire et relire ce philosophe arabe du XIVe siècle qui fut bien en avance sur son temps et qui, par notamment ses réflexions pédagogiques et méthodologiques, contribua à développer cette prise de conscience collective des élites tunisiennes dans l'importance d'une éducation rationaliste et ouverte sur la science et la culture.

Avant de se rendre à Paris, Tahar Sfar  ne se limite pas à ses activités éducatives, il participe également avec Mohamed Lasram et Mustapha Kaak à la réactivation de l’Association des Anciens de Sadiki et à la création en mars 1924 avec Mhamed Ali El-Hami, Tahar Haddad et Habid Jaouahdou de la première coopérative tunisienne dont il rédigera les statuts….

   Conseillé ,toujours, par ses professeurs-qui avaient déjà recommandés depuis 1922 de l'envoyer en France ,avec une bourse du Collège Sadiki,- et très encouragé par Habib Bourguiba,qui était déjà à Paris depuis 1924,Tahar Sfar finit par se rendre à Paris en  Novembre 1925, pour suivre aussi bien les cours de la licence en littérature française que ceux de la licence en droit ainsi que les cours de l’Ecole libre de Sciences Politiques.

 Rien ne vaut la lecture des souvenirs de Tahar Sfar rédigés pendant son exil, en 1935, dans le Sud tunisien à Zarzis pour restituer au lecteur l'état d'esprit et la psychologie de cet étudiant pas ordinaire qui a su mener à bien des études assez  diversifiées et nourrir sa grande passion pour des lectures très  éclectiques tout en livrant libre cours à son penchant naturel pour la méditation et même on peut le  dire pour la rêverie, tout cela avec des activités politiques qui se dessinaient déjà à travers sa participation aux travaux préparatoires du groupe constitutif de l'Association des Etudiants Musulmans Nord- Africains «  AEMNA »,- dont il fut le premier vice-président- et à travers son assiduité aux nombreuses conférences de caractère politique, économique et culturel dont foisonnait le Quartier Latin: "Assis sur un tertre couvert de verdure, de fleurs jaunes et de coquelicots écarlates (il s'agit de la campagne de la ville de Zarzis) ,je me suis amusé à faire naître mes souvenirs de vie parisienne;nous raconte Tahar Sfar, je me rappelais, nous dit‑il, mes longues promenades le long des boulevards (Sébastopol,Observatoire,Denfert-Rochereau,etc...),  mes rêveries au jardin du Luxembourg, au jardin des plantes, au Parc Montsouris, les noms des hôtels que j'ai habités tour à tour ,leur situation, la position de la chambre que j'occupais dans chacun de ces hôtels, la disposition du mobilier dans ces chambres, mes voyages à Versailles, au Bois de Boulogne, à Antony ,à Bourg la Reine, à Robinson, mes flâneries dans les rues, mes visites aux musées, mes veillées aux cafés de Montparnasse. A Paris j'étais partagé entre l'étude et la flânerie;je vivais constamment dans l'air surchauffé des bibliothèques (Faculté de Droit, Sciences Politiques, Sainte Geneviéve, etc..)ou dans l'atmosphère des rues et des routes;il m'arrivait souvent la nuit de traverser Paris ,de marcher dans cette grande ville, au hasard, sans but, sans destination ,sans itinéraire ,passant des rues étroites et obscures aux grands boulevards étincelants de lumière ,pleins d'une foule bruyante, du bruit strident des véhicules, Quand il fait beau temps ,ce sont de longues promenades au dehors, dans la banlieue, en pleine campagne ,ou au milieu des chantiers ouvriers.   Mes changements fréquents d'hôtel m'ont permis de connaître différents quartiers, différents modes d'existence. Je ne détestais rien de plus que de passer mon temps dans un café ou un dancing; quand je n'étudiais pas, j'aimais à me promener, à marcher; et très souvent, il m'est arrivé d’étudier, de réviser mes cours en marchant, au milieu de la cohue et du bruit de la rue."  Un peu plus loin Tahar Sfar nous cite le mon des hôtels et l'adresse des chambres où il a séjourné: «A Antony et à Bourg la Reine avec ses camarades Bahri Guiga et Aloulou, à la Cité Deutsch de la Meurthe où il occupe la chambre libéré par son camarade Habib Bourguiba.

 

 

 

 

 

Tahar Sfar exilé à Zarziz au sud tunisien en  janvier 1935

Sfar est enveloppé d’un burnous et est entouré des membres du 3eme bureau politique du Néo-Destour venant lui rendre visite de Tunis.

 

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.On voit, nous dit toujours Tahar Sfar, que outre mes pérégrinations et promenades mes études me transportaient de  la Faculté de Droit, à la Faculté des Lettres, Place de la Sorbonne, et de celle-ci à l 'Ecole des Sciences Politiques, Boulevard Saint-Germain, rue Saint Guillaume; j'allais aussi quelquefois, au cours de la 3e année, à l'Ecole des Langues Orientales."Mes distractions furent, outre les promenades, le théâtre et quelquefois le cinéma;j'ai assisté à des représentations de la Comédie Française,du Claye, du Théâtre de la Renaissance, de l'Ambigu, du Théâtre des Variétés de l'Odéon, du Gymnase et de quelques autres théâtres;jamais je n'ai mis les pieds dans un dancing ou un casino ,sauf une seule fois au Moulin Rouge...;je regrette de ne pas être allé aux Folies Bergères, où , dit-on, il y a des spectacles ravissants".

A Paris, Tahar Sfar hésita pendant sa première année universitaire entre une carrière de professeur de lettres et de philosophie, qui semblait mieux correspondre à sa vocation naturelle, à ses dons pédagogiques innés et à sa passion intense pour la lecture, et une carrière dans le Barreau, où le métier d'avocat lui offrirait plus d'occasions d'être en contact avec le vécu quotidien de ses concitoyens, et d'être également plus disponible, et mieux préparé à un combat dont il entrevoyait déjà les prémisses et esquissait avec Bourguiba les  grands axes, mettant déjà l'accent sur l'importance de l'exclusion de  l'utilisation de la violence en politique ,et essayant, aussi, de tirer des leçons des efforts de tous ceux qui les ont précédé dans la voie des réformes et de la lutte politique pour le rétablissement de la souveraineté de la Tunisie. On retrouvera les traces de cette conception des modalités de la lutte dans certains des nombreux articles que publiera Tahar Sfar de 1931 à 1938 notamment dans" La Voix du Tunisien" d'abord, dans "L'Action Tunisienne" ensuite:

A titre d'exemple citons d'ores et déjà ces deux extraits assez significatifs:

-         sous le titre "La Souveraineté Tunisienne", Tahar Sfar nous dit "...Le monde, certes, n’est pas gouverné par la Raison et par la logique, et ici comme en beaucoup d'autres choses, ce sont les forces en présence qui ont déterminé l'évolution du protectorat et qui ont imprimé aux institutions tunisiennes leur véritable direction. Par les textes aussi bien que par la pratique quotidienne,la souveraineté a été amputée de ses attributs essentiels et vidée pour ainsi dire de sa propre substance; de multiples atteintes lui ont été portées, soit d'une manière nette et précise à la suite de lois qui consacrent de véritables amputations, soit d'une façon insensible et progressive par le phénomène de l'usure des institutions tunisiennes et leur dépréciation....Et il appartient alors au peuple protégé, conscient de ses droits, d'élever la voix, pour rappeler à la nation protectrice ses engagements et lui demander de veiller à l'application des traités qu'elle a promis solennellement de respecter."

-           -Sous le titre encore de "La Souveraineté Tunisienne en Droit".Tahar Sfar, nous dit aussi, en citant des juristes français:" En ce qui concerne la Tunisie,si l'on se rapporte aux deux traités du 12 mai 1881 et du 8 juin 1883,on constate qu'en droit, l'autorité de la puissance protectrice est des plus restreintes et qu'elle ne s'exerce que sous une forme très atténuée, le Traité du Bardo laissait au Bey son entière autorité au point de vue intérieur, et le

Traité de la Marsa n'est venu la modifier qu'en la limitant par le droit accordé à la France de mettre en oeuvre les réformes qui lui paraîtraient utiles, mais avec obligatoirement, l'assentiment du Bey.. »

  Dés la fin de la première année universitaire,( juin 1925) Tahar Sfar optait pour  une carrière dans le barreau tout en n'excluant pas, pour le futur, l'enseignement surtout du Droit et de l'Economie Politique .Il nous dira plus tard dans ses mémoires d'exil à Zarzis :"En m'analysant assez profondément, il me semble que je suis composé d'une personnalité double et juxtaposée ,l'une éprise de vie rangée, concentrée, méditative, amoureuse de solitude, de calme, de recueillement; l'autre au contraire emportée par la fièvre de l'action, pleine d'ambition ,prise par le désir de bâtir, de vivre d'une vie intense, de s'étourdir par l'activité débordante, les relations, les fréquentations, de se multiplier et de se diversifier en mille nuances et de mille manières. Et tour à tour dans mon existence passée, soit à Mahdia, soit à Tunis, soit en France, j'ai été l'une et l'autre de ces personnes-là".

 Habib Bourguiba ne nous a pas parlé  des idées et de la vision pour l'avenir de la Tunisie dont il avait largement débattu avec son camarade d'études et surtout pas des différences notoires entre leurs deux personnalités et cela, nonobstant, la profonde connaissance qu'il avait de la pensée et de l'itinéraire intellectuel de celui qui resta son fidèle ami dans l'adversité même lorsqu'il ne partageait pas certains de ses choix, ou  certaines de ses initiatives: Tahar Sfar, pour sa part, a souvent  signalé à mon grand père Mustapha que Bourguiba semblait,    pendant la période de leurs études du moins, apprécier la confrontation libre  des idées et qu'il se disaitcomplètement d'accord avec lui pour faire en sorte que le combat politique qu'ils comptaient entreprendre ensemble devrait être une occasion privilégiée pour l'enracinement de mentalités propices au développement d'une authentique démocratie dans une Tunisie maîtresse de son destin; et ce n'est pas sans raison profonde que Tahar Sfar avait  introduit son discours d'ouverture du Congrès constitutif du "Néo-Destour"à Ksar-Helal en 1934 en insistant sur le caractère fondamentalement démocratique que doit revêtir l'action du nouveau parti «  à l'instar des partis réellement démocratiques de certains pays occidentaux ».

 A ce stade de notre narration, nous pouvons souligner déjà, qu'Edgar Faure rapporte dans ses mémoires (tome 2 pages 192 et 194) que lors de la première audience qu'en tant que chef du gouvernement français il accordait à Bourguiba un jeudi du 21 avril 1955, l'entretien avait commencé  par une introduction dont Tahar Sfar était le centre. "Notre conversation, nous raconte Faure, trouva d'emblée son point d'harmonie: nous avions, l'un et l'autre, fréquenté à lamême époque la faculté de droit de Paris, quoique avec un certain décalage entre nos années de scolarité;...je lui parlai de son compatriote Tahar Sfar qui collectionnait les prix dans les concours de fin d'année où je  récoltais d'honorables accessits. Tahar Sfar n'avait pas retrouvé dans sa carrière professionnelle le rythme bondissant qui l'avait soulevé dans ses études. Avocat à Tunis, il y végétait  car les grandes causes vont dans, les cabinets français.".

   Nous nous souvenons, tous, jeunes et adultes tunisiens, à l'époque, de cet entretien historique du 21 avril 1955 à Paris entre E. Faure. Chef du gouvernement français et H Bourguiba chef du Néo-Destour;entretien destiné à tenter de dépasser les réserves qui bloquaient encore les négociations, sur certaines dispositions du texte des conventions, qui ont constitué ce qu'on a dénommé"protocole d'accord" de l'autonomie interne de la Tunisie. Habib Bourguiba était alors pour la première fois reçu officiellement, par le chef du gouvernement français, quoique encore uniquement chef du Néo-Déstour, ce qui devait signaler déjà a tous sa qualité de "décideur incontournable pour les grands changements qui se préparaient dans les relations Tuniso-Françaises."  Quand en 1985, alors que j'étais ministre de la Santé, Edgar Faure,de passage en Tunisie,où il aimait souvent venir, me remis un exemplaire dédicacé du deuxième tome de ses Mémoires il ne manqua pas de me signaler que jusqu'à une date relativement récente il  ignorait les circonstances de la mort de mon père et il ne comprenait pas pourquoi Bourguiba ne lui en avait pas parlé alors que le cursus universitaire et les grandes qualités de "cette grande figure tunisienne" ont été évoqués à plusieurs reprises en préambule de ce premier entretien historique avec Bourguiba. E.Faure semblait persuadé à l'époque que Tahar Sfar encore vivant devait jouer un rôle important dans la Tunisie nouvelle. Je laisserai le soin, aux historiens de métier, d'expliquer les raisons certainement d'ordre psychologique qui ont fait que Bourguiba n'a jamais parlé ni en public ni en privé du contexte dans lequel Tahar Sfar est mort sauf pour nous dire "combien il regrette d'avoir entraîné ce grand penseur avec lui dans la tourmente politique". A l'occasion de ses diverses conférences sur son combat politique alors qu'il était chef de l'Etat, Bourguiba a rarement témoigné objectivement de l'apport et du rôle de ses compagnons de lutte, il s'est même permis d'affirmer dans ses diverses déclarations publiques que Tahar Sfar, à l'instar du Docteur Mahmoud Materi , de Bahri Guiga, du cheikh Tâalbi et d'autres militants, aurait été en quelque sorte, un témoin à charge , pendant les interrogatoires du procès des responsables du Néo-Destour après les  événements du 9 avril 38. Ces affirmations se fondaient sur une interprétation partisane des faits et sur la base d'une lecture, à mon avis, quelque peu subjective des procès verbaux des interrogatoires de ce procès; Bourguiba a même affirmé que ses camarades de combat se sont reniés devant le juge d'instruction, alors qu'une lecture attentive des procès verbaux montre avec évidence que les camarades de Bourguiba n'ont fait que confirmer, ce qui était connu de tous à l'époque, à savoir, les différences de point de vues qui sont apparues avec Bourguiba ainsi que d'autre camarades de lutte sur la manière de conduire l'activité du Parti, plus particulièrement, avant et pendant les événements du 8 et 9 avril 38.  J'apporterai dans le chapitre suivant de cet ouvrage un témoignage qui pourrait faire l'objet de débats sereins et ouverts à d'autres interprétations que celles que j'apporte, pour faire un peu plus de clarté au sujet des tragiques événements qu'a vécu la Tunisie le 9 avril 1938 et sur lesquelles les historiens et même certains militants du Néo-Destour,à juste titre d'ailleurs, continuent à se poser encore plusieurs questions."S'agit-il, en ce qui concerne la journée du 9 avril, d'un mouvement de révolte spontané récupéré par le parti? S'agit-il, plutôt, d'une manifestation bien organisée et encadrée par le parti comme il savait et pouvait le faire, surtout depuis sa création en 1934 et comme cela a été le cas d'une manière indiscutable pendant la journée du 8 avril 1938? S'agit-il d'une action mûrement réfléchie, décidée par Bourguiba sans l'accord, de l'ensemble des membres du Bureau Politique, s'inscrivant dans une stratégie pour le long terme et dont le parti devait assumer toutes les conséquences…..?

 Les procédures démocratiques pour décider de l'orientation du Parti et du programme de ses activités, du moins, les plus importantes,- procédures que tous les responsables du bureau politique de l'époque, s'étaient engagés solennellement à observer,- ont -elles été respectées pour le déclenchement des manifestations, et surtout celles du 9 avril, s'il s'avère que celle-ci avait été organisée? Autant, de questions qui méritent encore la poursuite des investigations, des réflexions, et des recherches me semble t-il.

  L'ancien syndicaliste, l’ancien chef scout et le sympathique éducateur que fut notre camarade Boubaker Azaïz se pose publiquement, jusqu'à une date toute récente, des questions similaires dans les colonnes de la revue "ESSABIL" l'organe de langue arabe des scouts tunisiens dans un numéro de l'année 1996 sous le titre"Autour des événements du 9 avril.un point d'interrogation?"...Nous y reviendrons...

 Mon père passait ses vacances universitaires souvent dans sa ville natale Mahdia, il ne manquait jamais de répondre notamment aux invitations de l'association culturelle El-Nachia El-Adabia, qui à été crée dés l'année 1922, pour organiser et animer des causeries et des conférences aussi bien de caractère littéraire qu'historique et scientifique, il expliquait entre autre à ses cadets ce qu'il considérait être les facteurs essentiels et déterminants du progrès des collectivités humaines en mettant toujours l'accent sur l'importance de l'enracinement dans les valeurs universelles, du civisme collectif, de la nécessaire maîtrise des sciences, et de l'esprit d'organisation et de méthode. Il rappelait, dans le détail, l'apport arabo-musulman au savoir universel et explicitait les voies qui, selon lui peuvent conduire notre pays vers un progrès authentique. .Parfois Habib Bourguiba venait rejoindre son camarade à Mahdia dans la maison de mon grand père dans la proche banlieue de la Médina dans un quartier dénommé à l'époque "Le Rémel" et dans la rue qui porte aujourd'hui, le nom de Jean Roux, un journaliste et écrivain français qui aida beaucoup par sa plume la Tunisie et Bourguiba dans la phase ultime de libération du Pays.

  Quoique de personnalité, et de tempérament fort différent, Tahar Sfar et Habib Bourguiba avaient une grande et sincère estime l'un pour l'autre; ils se complétaient souvent dans les analyses qu'ils effectuaient tant sur l'actualité politique en Tunisie qu'en France. Pendant toute la période couvrant leurs études à Paris ils avaient en effet très souvent de longues discussions ,tant à Paris que pendant leurs vacances à Mahdia sur des thèmes très divers et plus particulièrement sur la situation politique, économique et sociale qui prévalait en Tunisie ainsi que sur les grands courants qui agitaient le monde en ce premier quart du XXe siècle.

   Certains témoins des" causeries" des deux amis nous ont signalé le net ascendant qu'avait Tahar Sfar sur son camarade en raison notamment de son érudition, de sa grande capacité d'analyse et de synthèse, de son honnêteté aussi bien intellectuelle que matérielle et de l'authenticité de son abnégation envers son pays. Cet ascendant semble avoir trouvé son apogée quand Tahar Sfar avait été amené à user, avec succès, de toute sa force de persuasion pour convaincre son ami de ne pas suivre "les bons conseils de ceux qui lui recommandaient de ne pas s'encombrer d'un enfant"(qui fut son fils unique) alors qu'il n'avait pas encore achevé totalement ses études et qu'il se préparait à un long combat. Habib Bourguiba ne nous a rapporté de ses entretiens avec Tahar Sfar que certaines des plaisanteries qui égayaient parfois leurs veillées et leurs promenades en mer à Mahdia; il aimait plus particulièrement répéter chaque fois que le nom de Tahar Sfar était évoqué en sa présence-- pour détendre l'atmosphère autour des personnes qu'il invitait à sa table de Président de la République-- ,comment il s'est employé à démystifier l'admiration qu'aurait eu mon grand père pour une guérisseuse à Mahdia qui soignait ,à l'époque ses visiteurs malades en faisant, chaque fois, sortir de  leurs yeux ou de leurs doigts  soit des débris de verre soit des vers de terre: Bourguiba raconte qu'il eut l'idée de se faire blesser légèrement un doigt et s'est rendu en compagnie de mon grand père et de mon père à la consultation de celle qu'on dénommait alors "Essghaïra" et qui comme à l'accoutumé fit sortir  du doigt de Bourguiba les habituels débris ; devant l'hilarité générale notre guérisseuse sans être désarçonnée le moins du monde affirma à ses consultants "que c'était certainement de très anciens morceaux de verre et Dieu dans grande miséricorde a bien voulu en ce jour heureux en débarrasser le corps de Bourguiba pour son grand bien, et pour lui assurer une longue vie".    

   Tahar Sfar, pour sa part, quand en famille on évoquait le nom de Bourguiba, aimait  rappeler, me disait souvent mon grand père Mustapha, l'importance qu'avaient revêtu pour lui ses débats d'idées très variés et ses discussions libres et très animées tant avec Habib Bourguiba qu'avec ses autres camarades notamment pendant ses études à Paris, car disait-il, “ la vérité est une quête permanente et j'éprouvais toujours une grande sérénité chaque fois que j'avais l'occasion de confronter mes idées et mes impressions avec les autres. ”. Certains de ses camarades disaient de Tahar Sfar qu’il “ philosophait trop ” !

   A Demeerseman dans son livre sur Tahar Sfar " Là-bas à Zarzis et maintenant" édité par la Maison Tunisienne de l'Edition en 1969 nous dit ceci:" Que Tahar Sfar soit un philosophe, personne n'en doute, mais qu'on veuille le faire passer pour un poète, l'affirmation pourra paraître paradoxale. Elle correspond pourtant à la stricte vérité. Si l'on admet avec André Rousseau, que tout homme est un poète possible, on peut discerner aisément ce que sont chez Tahar Sfar les conditions qui prédisposent à la conception lyrique: L'IMAGINATION ET LA SENSIBILITE.  L'imagination lui permet d'évoquer le passé en GRANDES FRESQUES MAJESTUEUSES et d'avoir LA VISION PREMONITOIRE DE L'AVENIR. La sensibilité lui donne d'être péniblement et douloureusement affecté par l'ingratitude et l'incompréhension des hommes, Il décrit avec une émotion communicative la misère du peuple tunisien, il a l'intuition fulgurante  du tragique de la condition humaine. Cependant la fidélité à son propre témoignage, si elle nous permet de croire qu'il a aimé la poésie, invite à ne pas le classer dans la catégorie des artistes purement imaginatifs. Sa pente l’entraîne, avoue-t-il, vers la philosophie, la science. Mais est-ce là un argument décisif? Que chez lui les images se spiritualisent et se transforment en idées qui s'adressent à l'intelligence, serait-ce là un indice probant de l'absence d'une vocation poétique? C'est le contraire qui est vrai. UNE PENSEE  AUSSI PUISSANTE QUE LA SIENNE CAPABLE DE REPRENDRE CONTACT AVEC LES DONNEES ESSENTIELLES DES PROBLEMES, D'ATTEINDRE LE COEUR DES CHOSES, N'ETAIT-ELLE PAS NORMALEMENT APPELEE A LA COMPREHENSION POETIQUE DE LA VIE?  POUSSÉ QU'IL ETAIT VERS L'OBSERVATION INTERIEURE? SOUCIEUX PAR SURCROIT DE VALEURS VRAIES, ANXIEUX JUSQU'A L'ANGOISSE DE LA CONDITION HUMAINE, IL N'ATTENDAIT EN VERITE QU'UNE CIRCONSTANCE FAVORABLE POUR EXPRIMER CE QU'IL PORTAIT EN LUI...".

  Il serait fastidieux et difficile de donner une liste complète des écrivains, penseurs, historiens, philosophes et spécialistes d'autres disciplines qui ont influencé la pensée et le comportement de Tahar Sfar tant les  lectures dont il a laissé la trace souvent sous forme de résumés succincts, étaient nombreuses, mais on peut en toute certitude affirmer qu'outre les grands classiques du"siècle des lumières" comme Montaigne, Rousseau et Voltaire et outre les grands romantiques, le philosophe Henri Bergson (1858-1942) et l'historien, père de la sociologie moderne, Ibn-Khaldoun (1332-1406) pour ne citer que ces deux-là eurent une influence non négligeable sur sa  conception profondément humaniste de l'évolution de la Cité idéale, pour laquelle il voulait combattre dans son pays dés la fin de ses études. La vision universaliste khaldounienne de la société humaine tel que décrite dans la Muqaddima constitue une sorte de trame de fonds de la pensée de Tahar Sfar.

  Il aimait, en dehors d'Ibn-Khaldoun et de Bergson,   lire et relire pour le plaisir nous disait-il, Tawq al-hamàma d'Ibn Hazm , Kalila wa Dimna d'Ibn Al-Muquaffa, Al-Fawz-al-Asgar de Miskawayh ainsi que le journal de route de ce grand voyageur arabe que fut Ibn-Battouta, qui nous a laissé un incomparable panorama de l'Univers au 14é siècle. Tahar Sfar aimait également revenir souvent aux oeuvres D'EL-Jahid, Del-Mouttannabi, d'Abou-Firas El-Hamdani...., de Pascal, de Victor Hugo, de Tolstoï, de Musset....; Il montrait, en matière de pensée politique, une grande admiration pour les idées et le style de combat préconisé par Gandhi en Inde et il s'est laissé imprégner par les premiers théoriciens de "la science politique" que fut Montesquieu, Tocqueville, Sièyes, John Stuart Mill et d'autres encore. Ce sont ces penseurs qui lui ont fait croire en l'impératif de la formation dans son pays pour sa libération "du citoyen actif, vertueux, disponible, intéressé aux affaires publiques et participant actif".

 Tahar Sfar a, certes, lu le "Prince" de Machiavel, mais il a été révolté par le cynisme de ce conseiller-penseur, il avait replacé les" recettes et conseils" de l'éminence grise des Médicis dans le contexte de leur époque de la" République de Florence" dominées par les intrigues et les conflits entre principautés ; il a toujours cru, peut être naïvement, que le processus démocratique-aussi imparfait qu'il soit- qui commençait à se développer dans le monde devait conduire inéluctablement sur le long terme à la négation du « Machiavélisme » que beaucoup d’hommes politiques érigent encore hélas en " art de gouvernement".

  Tahar Sfar était profondément convaincu que l'humanité devait progresser notamment par la réhabilitation de la morale dans l'activité politique, il ne pouvait pas concevoir de progrès authentique et durable dans la société sans le triomphe de la vertu.

 Tahar Sfar, nous a laissé dans ses cahiers de notes, des traces des cours qu'il avait suivi à Paris, ainsi que les noms de certain de ses professeurs: Nous savons qu'il a suivi, en 1927, le cours intitulé "la vie politique et le rôle de l'Administration" de M Préhat, à l'Ecole des Sciences Politiques, comme il a suivi les cours, de M Le Fur en Droit Public International, celui de M Jéze en Droit Public, celui de M Capitant en Droit Civil, celui de M Truchy en Economie Politique, celui de M Berthélemy en Droit Administratif et celui de M Deroy en Finances Publiques à la Faculté de Droit; il a également assisté à certains cours sur la psychologie de l'art du professeur Henri Delacroix à la Sorbonne. On sait que J-P Sartre présenta en 1927, sous la direction du professeur Delacroix un diplôme d'études supérieures intitulé"l'Image dans la vie psychologique: rôle et nature", Tahar Sfar s'est peut être ainsi trouvé parfois assis, sans le savoir sur les bans des mêmes  amphis que le futur grand philosophe et romancier français qui était de deux ans son cadet.

 Pour mieux saisir les convictions, la pensée, l'itinéraire intellectuel et politique de Tahar Sfar il parait  utile, voir nécessaire de se remémorer le contexte général de l'époque, à travers les événements les plus importants que vécu notre région, la grande Europe et le reste du Monde, plus particulièrement, pendant la période du séjour de Tahar Sfar à Paris.

  Cette période fut en effet, comme les précédentes, riche en signes annonciateurs de bouleversements géopolitiques plus particulièrement en Europe, bouleversements qui ne pouvaient pas dans le court et moyen terme ne pas avoir de répercussions sur notre région.

 Comment peut-on qualifier cette période, 1924-1928 pleine d'ambigüités et qui constitue une sorte d'aboutissement des efforts de reconstruction et de rattrapage des années de guerre?Les discordances de la situation économique des pays occidentaux paraissent, pendant cette période, déroutantes mais globalement le rattrapage  semble se réaliser, aux Etats-Unis comme en Europe, le secteur immobilier joue le rôle de locomotive, les nombres de logements construits atteignent des records; de même, l'augmentation exceptionnelle de la productivité dans les industries françaises notamment semble avoir permis de combler le retard  accumulé depuis la veille de la guerre. La période reste caractérisée toutefois par la fragilité de la solidarité des Alliés et par des divergences sur l'épineux problème des réparations et des dettes de la guerre.   L'ébranlement des impérialismes européens confirme la remise en cause de l'hégémonie de l'Europe sur le monde et la diffusion des idées nouvelles dans les pays sous régime colonial laissent entrevoir des possibilités crédibles de remise en cause de l'ordre colonial: Dés 1919, les idéaux du président Wilson ont des échos non négligeables et semblent sonner le glas du mythe de la mission civilisationnelle de la colonisation. La désunion entre les vainqueurs de la guerre apparaissait déjà depuis le rejet du traité de Versailles en 1920 par le Sénat américain...

  Ainsi, c'est dans ce contexte complexe d'après guerre, qu'au cours, des années 24 à 27, les événements, que nous allons brièvement nous remettre en mémoire, à titre purement indicatif, semblent avoir  retenu, à divers titres, l'attention de l'étudiant parisien Tahar Sfar comme certainement celle de ses camarades d'études. Ces événements ont fait l'objet soit de lectures dans des revues spécialisées, soit de discussions et d'analyses avec ses camarades tunisiens, maghrébins ou européens. Rappelons, que Tahar Sfar avait, pendant au moins un an, habité dans la résidence universitaire de Belgique à Paris, après un séjour à la cité Deutcht de la Meurthe, aux milieu des étudiants européens et qu'il avait à cette occasion écrit à quelques amis à Tunis pour appeler déjà ses compatriotes fortunés à rassembler des dons pour que la Tunisie puisse édifier une résidence pour étudiant à Paris à l'instar de ce petit pays qu'était la Belgique.

 Tahar Sfar ne pouvait pas ne pas réfléchir aux conséquences des événements qui retenaient son attention, à l’époque, tant pour l'avenir des relations internationales que pour l'évolution des idées et des courants profonds qui remuaient les sociétés occidentales. Idées et courants qui ne pouvaient pas ne pas avoir d'échos en Tunisie et d'influence sur l'avenir politique de son pays. Son inscription à l’Ecole libre des Sciences Politiques de Paris, parallèlement à la Faculté de Droit et à la Faculté des Lettres, témoigne de l’intérêt qu’il portait à la politique et de sa volonté de ne pas l’aborder en dilettante ni d’une manière classique, mais sur la base d’une démarche rationnelle et sur la base d’une méthodologie réfléchie et adaptée au contexte national et international.

 Ainsi Tahar Sfar suit avec intérêt- comme le laisse entrevoir les notes éparses de ses cahiers d’étudiant-, avant même son départ en France, le déroulement de la Conférence de Paris sur les réparations de guerre que l'Allemagne doit payer, il relève les conséquences possibles, à l’échelle internationale, tant de l'occupation de la Ruhr par la France, avec l'appui de la Belgique, en gage des réparations allemandes, que la signature par la Grande Bretagne et les Etats-Unis de l'accord sur les dettes interalliés, la condamnation du Pape Pie XI de l'occupation de la Ruhr et l'attitude  de la Grande Bretagne qui estime, dans une première phase, également cette occupation contraire au Traité de Versailles. Il relève toutes ces contradictions et ces incohérences, alors que le fascisme se renforce déjà en Italie où Mussoloni consolide son pouvoir par des arrestations massives de militants socialistes et que Hitler se manifeste, bruyamment déjà, sur la scène politique internationale par son putsch manqué à Munich et enfin que le Général Primo de Rivera fait accepter au Roi Alphonse XIII l'instauration d'un directoire militaire en Espagne.

  Tahar Sfar perçoit les prémisses d'un renforcement de l'interventionnisme  américain en Europe à travers       notamment    la   proposition       des    Etats Unis  de jouer

 " Monsieur bons offices" dans le différent franco-allemand sur les réparations de guerre, il note également le peu d'intérêt de cette nouvelle puissance- qui émerge depuis la première guerre mondiale- pour le Maghreb arabe, considéré encore comme "chasse gardée de la France, comparativement à l'intérêt grandissant qui se manifestait déjà pour le "Machrék" arabe. Est ce qu'il entrevoit déjà le début du déclin de l'Europe au profit de la montée en puissance des Etats Unis qui se dessine après la première guerre mondiale? Nous ne pouvons pas le savoir avec certitude à travers les écrits et les notes qu'il nous a laissés.

  Tahar Sfar tente aussi d'analyser les conséquences historiques du Traité de Lausanne abrogeant le Traité de Sèvres imposé à la Turquie en 1920 tout en suivant avec beaucoup d'attention l'évolution de la situation politique dans ce dernier Pays où Mustapha Kemal avait déjà proclamé la République dés octobre 1923 en engageant un premier train de réformes importantes en Turquie. Certains commentateurs des journaux parisiens  de l'époque signalaient que le Traité de Lausanne marque une date capitale dans l'histoire de l'Europe et même celle du monde arabo-musulman; en effet pour la première fois la Turquie, pays musulman est traitée comme une puissance occidentale et la guerre contre les turcs qui devait avoir  pour effet de les repousser hors d'Europe contribue grâce au Traité de Lausanne de rapprocher la Turquie  de l’Europe. En effet, depuis une décennie déjà, où même plus, une certaine élite turque et une partie de la classe politique prônaient et militaient pour des réformes qui s'inspiraient des institutions et de la dynamique du progrès scientifique du monde occidental; et voilà que les pourparlers de Lausanne s'achèvent, dés juillet 1923, d'une façon très favorable au gouvernement de Mustapha  Kemal qui obtient presque tout ce qu'il souhaitait renforçant ainsi son autorité dans son pays et conduisant à l'avènement de la République : les frontières de la Turquie d'Europe redeviennent celles de 1914,la Grèce cédant la Thrace orientale jusqu'à Maritza. En Asie, Ankara reçoit la Smyrne et l'Arménie occidentale. Certes les Détroits sont internationalisés et surveillés par une Commission Internationale mais en contre partie toutes les forces  d'occupation étrangères évacuent le pays, y compris Istanbul, la Grèce et la Turquie procéderont à un important échange de population pour tenter de régler le délicat problème des minorités.   

  La mort de l'homme politique et du philosophe que fut Maurice Barrés focalise l'attention de Tahar Sfar, sur l'itinéraire et la pensée de ce grand homme qui fut, avec Paul Painlevé et Pierre Taittinger, dés le 2 février 1922 parmi les auteurs et les  députés signataires d'un projet de résolution en faveur de la Tunisie, ,( ce projet sera retirer par ses auteurs à la suite de évènements intervenues en Tunisie en avril 1922,où on vit pour la première fois un Bey, Mohamed Ennaceur ,tenter de soutenir les revendications des nationalistes tunisiens) demandant  la promulgation avec l'accord du Bey de Tunisie, d'une "charte constitutionnelle fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs avec une assemblée délibérante élue au suffrage universel, à compétence budgétaire étendue et devant laquelle le gouvernement local serait responsable de sa gestion" répondant ainsi aux sollicitations d'une délégation de nationalistes tunisiens dépêchée à Paris en décembre 1920 et conduite par notamment Tahar Ben Amar, Hassouna El Ayachi et Farhat ben Ayed. Cette délégation, qui fut reçu en audience par le président du Conseil français, s'est montrée plus modérée dans le fond et dans la forme en comparaison avec les revendications déjà exprimées par l'ouvrage qu'avait publié en 1919 à Paris A. Taalbi, avec l'aide d'Ahmed Sakka sous le titre de "La Tunisie Martyre". 

   On sait que cette publication intervient un an,a peu prés, avant la fondation à Tunis par notamment A Taalbi, du premier "Destour",sous la dénomination officielle de "Parti libéral Constitutionnel" .Tahar Sfar reproduit dans un de ses cahiers d'études, un article, qui avait certainement eu sur lui une forte impression ; il s’agit d’un article du journaliste Robert de Flers publié à l'occasion de la mort de Barrés:"Il avait été un homme politique, écrit Robert de Flers, dont la carrière avait embrassé une période très vaste: il avait vu le boulangisme, le Panama, la guerre, le défaitisme et, en 1919, le bolchevisme menaçant. Son cœur passionné des grandes traditions de la patrie l'avait toujours et d'abord porté vers l'endroit où le drapeau lui semblait engagé....il avait  aussi été un homme de lettres et une grande personnalité. Ceux qui n'apercevaient en lui que nonchalance et que hauteur ne le connaissaient point. C'était en quelque sorte, un passionné de sang froid qui poussait jusqu'au génie le don tantôt de découvrir sous les réalités apparentes leur signification abstraite, tantôt de communiquer aux abstractions le frémissement et l'ardeur de la vie....Nul poète ne poussa à un point supérieur l'esprit philosophique; nul philosophe ne consentit à goûter avec plus d'abandon et de délicatesse le spectacle du monde extérieur...C'est ainsi que sa vision, à la fois impérieuse et docile des grands aspects de l'humanité, accueillait tour à tour la magnificence d'un satrape ou la discipline d'un janséniste. Nous devons à cette mobilité singulière l’œuvre éblouissante de diversité qui va de Du Sang, de la Volupté et de la Mort, à la Colline Inspirée, du Jardin de Bérénice à l'Appel au Soldat, des Fleurs aux lauriers."   Tahar Sfar semble avoir retenu de l'exemple de Barrés, le modèle de l'intellectuel qui ne renie pas les valeurs auxquelles il est attaché même dans l'action politique, tout dépend, en effet, de la finalité qu'on donne à cette activité: exclusivement l'accès au pouvoir pour s'y maintenir à n'importe quel prix et par n'importe quel moyen ou se mettre au  service de son pays sur la base d'un programme consciencieusement élaboré et démocratiquement adopté puis scrupuleusement et méthodiquement mis en œuvre.

 En 1924, ce qu'on a appelé le "cartel des gauches" devient majoritaire à la chambre des députés en France, les radicaux et les socialistes triomphent et le président Millerand est contraint de démissionner après que la Chambre ait renversé le cabinet constitué par un de ses proches Francis-Marsal. Malgré cette démission, le cartel des gauches n'aura pas la Présidence de la République. Gaston Doumergue est élu président par 515 voix  contre 309 voix au candidat de l'union de la gauche Painlevé. Cette défaite de Painlevé était due essentiellement au vote des Radicaux du Sénat qui ne sont pas alignés sur les Radicaux de la Chambre, leur radicalisme s'est accommodé à cette occasion d'un certain conservatisme,  et le choix de Doumergue leur a paru plus sage. Tahar Sfar va s'intéresser davantage, pendant cette période à la vie politique française, aux jeux et aux alliances des partis, aux événements au jour le jour, aux débats à la Chambre et aux commentaires des principaux quotidiens parisiens. Les quelques meetings de partis politiques auxquels il assiste en tant qu'observateur critique, sont de véritables séances de travaux pratiques pour ses cours à la faculté de droit et à l'école des sciences politiques, ils sont également pour lui une occasion privilégiée pour mieux comprendre les avantages et les inconvénients de la "démocratie occidentale" et de réfléchir aux conditions préalables de succès de véritables Institutions démocratiques dans une Tunisie qui recouvre un jour sa souveraineté. Parmi ces conditions Tahar Sfar privilégiait en toute première place le choix de la méthode à retenir pour la lutte de libération du pays ;choix qui se  devait d'être défini sans ambiguïté afin que des règles de conduite constitutifs d'une véritable éthique, puissent être établies et respectées par tous les militants; cette méthode se devait de mettre en première ligne, le non recours à la violence physique, l'apprentissage et l'éducation de tout le peuple pour développer l'esprit de tolérance grâce notamment à la multiplication des débats libres et démocratiques bannissant toutes formes d'autoritarisme dans la vie politique.  La lutte pour la libération devait être, selon Tahar Sfar réalisée dans et avec le pluralisme des idées et des partis, elle devait être  surtout l'occasion pour les militants de l'apprentissage des règles du jeu d'une vraie démocratie: La critique de l'autre ne doit pas conduire à sa négation mais à transformer les militants et avec eux le peuple en véritable arbitre responsable. Ce faisant Tahar Sfar était-il un utopique à l'époque? Peut être qu'il y avait beaucoup d'utopie et d'idéalisme dans le crédit qu'il accordait "aux forces du bien" dans les hommes et notamment à la sacralisation de la parole donnée, qui est comme chacun le sait, une de nos valeurs traditionnelles constitutive de l'honneur de l'Homme. De toutes façons ce qui me parait certain, c'est que Tahar Sfar s'est voulu un humaniste et un démocrate authentique à travers lequel la grande majorité des intellectuels Tunisiens devraient normalement se reconnaître tout naturellement,comme le démontre l’histoire de ces cinquante dernières années depuis l’indépendance de notre pays. le comportement de Tahar Sfar  comme celui de très nombreux autres militants honore le mouvement de libération tunisien et contribue à lui donnée sa belle spécificité par rapport à d'autres mouvements. Tahar Sfar ne voulait, à l'instar de beaucoup d'autres militants, en aucun cas combattre pour transformer un peuple considéré par les colonisateurs comme un "peuple troupeau" pour en faire un peuple "enfant".Son combat n'avait de sens et de raison d'être, que pour faire en sorte que la lutte pour l’indépendance soit une occasion privilégiée pour éduquer civiquement tout un peuple et faire du peuple tunisien un peuple libre et pleinement responsable de son destin dans le respect des lois et des institutions qu'il se serait démocratiquement données. Pour lui, la lutte nationale  devait être, avant tout autre chose, un moyen efficient pour faire prendre conscience à toutes les catégories du peuple tunisien qu'elle constituent une même Nation ,que cette nation se libérera effectivement et inéluctablement par une éducation moderne et généralisée, éducation que le peuple tunisien était disposé(et il l'a prouvé surtout pendant la période 1949 à 1955) à assurer par ses propres maigres ressources même quand les autorités du protectorat ne suivaient pas cet élan pour des raisons évidentes de pérennisation de la colonisation: Le développement d'une éducation moderne et solide devait contribuait inéluctablement et naturellement à la fin de la colonisation dans sa forme originelle…

 La mort de Lénine ,amène Tahar Sfar à réfléchir et à  se documenter sur l'évolution de la situation en Russie où Staline va bientôt consolider son pouvoir en  se débarrassant de celui qui pouvait prétendre à la succession de Lenine; en effet dés 1927 Trotski sera exclu du Présidium de l'Internationale Communiste en prélude à son exclusion du parti Communiste et à son exil. Tahar Sfar pense dés cette époque que "la dictature provisoire du prolétariat" était une parodie du vrai socialisme et qu'elle ne faisait que masquer un régime totalitaire qui se renforce de plus en plus

  En Novembre 24, Tahar Sfar, note la formation, pour la première fois dans l'histoire du Royaume-Uni, d'un gouvernement travailliste et compare pendant toutes ces années les politiques intérieures et extérieures des deux pays, la France et le Royaume-Uni. Toujours en 1924, la déchéance de la dynastie des Glucksbourg en Grèce, discréditée notamment, par les pertes de la guerre contre la Turquie, est proclamée pacifiquement par un vote unanime à l'Assemblée à Athènes et la République est instituée. La motion votée dans un grand enthousiasme interdit également le séjour en Grèce aux membres de la famille royale et autorise l'expropriation de leurs biens: Ce changement radical de régime sans l'habituel bain de sang retient l'attention.

 Déjà en Mars 24, l’Assemblée turque avait voté, après un débat houleux, mais apparemment démocratique, l'abolition du Califat en vue de défaire le pays de ses archaïsmes et de parachever l'action entreprise depuis 1922 avec la suppression de la fonction de Sultan en temps que chef temporel. La suppression de la Monarchie Ottomane, par la déposition de Mehmet VI augure de grands changements dans toute l'ancienne zone d'influence turque, et les élites des différents pays arabes de l'ancien empire ottoman suivent avec un intérêt croissant la nouvelle politique de Mustapha Kemal, même si elles ne les approuvent pas toutes….

  La cérémonie de transfert de la dépouille de Jean Jaurès au Panthéon  en Novembre 1924 retient l’attention de Tahar Sfar qui note  dans un de ses cahiers de cours de sciences politiques, le commentaire suivant d'un journaliste de l'époque "Le cortège de Jaurès s'est lentement dirigé, avec une grande  simplicité qui n'excluait pas une émouvante solennité, de la chambre des députés, qui fut son domaine  d'action privilégié, au Panthéon ,qui sera le champ terrestre symbole de l' éternel repos de ce  vaillant combattant qu'on ne peut qu'admirer même si on ne partage pas toutes les idées"

 Ces quelques rappels historiques, sans être exhaustifs nous montrent, combien Tahar Sfar, s’intéressait  avec lucidité à ce qui se passait sur la scène européenne et internationale et avait déjà pleinement conscience que l'avenir de son pays ne pouvait pas être sérieusement envisagé en dehors d'une bonne compréhension du contexte général du monde Méditerranéen, de l'Europe, voir de l'évolution de la situation mondiale, de ses enjeux et de l'équilibre des forces en présence.

  Sur le plan littéraire, Tahar Sfar, ne manque pas de remarquer et de s'intéresser à l'apparition du jeune courant des surréalistes avec, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard et d'autres il note à ce sujet cette tentative de définition du surréalisme naissant, qui est devenu par la suite le mouvement qui a marqué le plus de son empreinte presque toute la littérature, la peinture et la pensée française: "Autant qu'il semble, le surréalisme aurait pour base la réalité, pour moyen d'expression les images et essentiellement les images issues de l'observation visuelle où doit se fondre en une sorte de précipité, les éléments de la réalité les plus opposés. Le surréalisme semble également proscrire l'excès d'abstraction et de dialectique et condamne tout dilettantisme, tout art décadent, il parait vouloir l'intensité, la force et la santé".

   En 1925 la chute du cartel des gauches notamment en raison des difficultés financières de la France retiennent l'attention de Tahar Sfar; c’est une occasion pour lui de voir en pratique les résultats fâcheux des politiques budgétaires et monétaires mal conçues et mises en oeuvre partiellement, et percevoir aussi l'ampleur de la différence entre le discours politique prôné par l'Union de la gauche et l'évolution de la situation politique, économique et sociale de la France .

 Tahar Sfar fut tout au long de ses études un analyste très critique d'une certaine classe politique française en faisant ressortir les faiblesses et les contradictions tant  de sa politique intérieure qu'extérieure. Ses analyses étaient influencées par les valeurs auxquelles il était attaché presque d'une manière viscérale ; en effet, pour lui faire de la politique, c'est, avant toute chose, se mettre au service de son pays avec abnégation et compétence  en respectant soi-même et jusque dans sa vie privée les valeurs prônées pour le type de société qu'on prétend vouloir réaliser. Il avait en horreur les "méandres de la politique politicienne, opportuniste ou démagogique" Tahar Sfar, dés le début de son combat a considéré qu'en politique comme en toute autre activité ,la fin ne doit en aucun cas justifier n'importe quel moyen, il était foncièrement convaincu qu' opter pour le contraire, c'était ouvrir la voie au totalitarisme et à la répression qu'on est censé combattre.

  Pour Tahar Sfar, la lutte nationale pour la libération de notre pays du colonialisme se distingue nettement de la politique courante dans un pays souverain. Cette lutte, selon sa conception,  doit exclure, en cette fin du premier quart du XXe siècle,le recours à la violence physique, en tant que système; parce que, celle-ci débouche sur la banalisation de l'usage de la terreur génératrice des dictatures.

  La Tunisie ayant suffisamment souffert tout au long de son histoire des luttes souvent fratricides se devait de préparer une nouvelle élite bannissant la violence du combat politique et tout son peuple devrait être imprégné de cette impérieuse nécessité pour forger un nouvel avenir qui ne pouvait être porteur de progrès authentique et durable que  dans la concorde pérennisée dans le pays, non par la force et la contrainte, mais par l'apprentissage de la vie démocratique respectueuse des droits et des devoirs de l'homme, de ses libertés fondamentales parmi lesquelles le droit à la différence  non seulement dans les croyances mais également dans le domaine des idées politiques, économiques ,sociales ou culturelles

  En pensant ainsi, Tahar Sfar restait un authentique musulman, fondamentalement attaché aux valeurs universelles de la civilisation arabo-musulmane qui doit, disait-il souvent, « se débarrasser de ses archaïsmes et s'enrichir continuellement, pour rattraper le temps perdu et faire vivre dignement le peuple tunisien dans un monde où la science et la technologie feront de plus en plus la véritable  puissance des nations ».

   Son credo pour son pays était, avant toute chose, la formation d'un peuple instruit, cultivé et consciencieux capable d'assumer pleinement la réalisation de son destin.

   C'est pourquoi Tahar Sfar  a toujours envisagé et préconisé une première étape dans le combat politique du mouvement national conduisant à l'indépendance, qui devait mettre surtout l'accent sur l'apprentissage par la pratique , par l'exemple et par l'éducation, de la vraie démocratie, et cela en faveur de l'ensemble des composantes du peuple tunisien. Cette mission devait être, selon lui, celle d'un grand Parti  Nationaliste de masse qui ,laissant la place obligatoirement à d'autres partis et à d'autres courants de pensées, devait se fixer comme premier objectif de faire prendre conscience à l'ensemble des tunisiens, de leur appartenance à une même nation et de leur nécessaire participation pacifique au long et patient combat de libération nationale dont l'aboutissement lui paraissait, à plus ou moins long terme, inéluctable compte tenu de l'évolution qui se dessinait dans le monde . En tout état de cause, et je m'excuse auprès du lecteur de me répéter sur ce point du non recours à la violence physique, qui était et demeure capital pour l'avenir de notre pays, cela d'ailleurs s'est vérifié par la suite à de multiple occasions sur lesquelles nous aurons peut être à revenir.

  Le combat politique de libération pour Tahar Sfar se devait d'être l'occasion la plus propice pour l'enracinement d'une sorte de culture de la démocratie, auprès des élites et des masses tunisiennes ;c'est pourquoi il insistait souvent dans ses écrits sur ce qu'on pourrait appeler la déontologie de la critique qui doit prémunir les partis contre les luttes intestines et stériles contre la démagogie et les comportements diffamatoires qui sont autant d'ennemies de la démocratie.

  Ce faisant, Tahar Sfar exprimait les souhaits profonds des élites successives qui ont milité depuis le début du siècle notamment, selon le contexte particulier à chaque période, pour une Tunisie souveraine et démocratique même si cela nécessitait obligatoirement un long apprentissage et de grandes  et longues étapes.

  Si Tahar Sfar avait pu vivre jusqu'à la "guerre de libération algérienne" il n'aurait certainement pas été d'accord avec Frantz Fanon dans ses appels à la violence physique dans la lutte contre le colonialisme même si le cas algérien représentait un cas particulier qui devait nécessairement justifier la lutte armée. Michel Giraud, dans son intervention intitulée "Portée et limites des thèses de Frantz Fanon sur la violence"à l'occasion du mémorial international"Frantz Fanon" en 1982, a très justement reconnu que ".Sur la question de la violence dans la situation coloniale, nous buttons effectivement sur une contradiction majeure ,contradiction qui n'incombe pas à une faiblesse d'analyse que l'on pourrait imputer à Fanon ,mais qui est inhérente à cette situation elle même .en effet si, comme nous l'avons déjà vu, la contre-violence du colonisé est "bonne" parce que légitime et nécessaire ,elle constitue en même temps, dans le présent  et pour l'avenir, une menace potentielle pour l'avenir de l'humanité. De ce point de vue, même légitime et nécessaire, elle peut être dite un "mal".je dirai qu'elle est l'instrument d'un projet émancipateur, mais un instrument à double tranchant, il convient d'en user avec discernement"

 MichelGiraud, d'ailleurs ajoute" La grandeur de Fanon a été de dire en même temps la nécessité de la violence dans la lutte de libération nationale, et ses dangers."

 Tahar Sfar  a, suivi avec émotion et attention l'évolution de l'insurrection armée conduite par Abd-el-Krim au Maroc, qui après ses premiers succès contre les espagnols, se fait malheureusement  écraser avec ses 20.000 combattants valeureux par les 150.000 hommes conduits par le Maréchal Pétain en personne et appuyés par des escadrilles de l'aviation française. Malgré  ce déploiement de force, la résistance héroïque d'Abd el Krim, se poursuivra jusqu'au printemps 1926. Seul, en France, le parti communiste exprima, à l'époque, sa compréhension pour la résistance rifaine, par la voie du député Doriot à l'Assemblée provoquant l'indignation de la majorité de ses collègues députés.

  En 1927 ,Tahar Sfar convient et Habib Bourguiba partageait à ce moment entièrement cette forte conviction, que ce n'est pas  uniquement par les armes que le Maroc et la Tunisie, pouvaient et devaient, rétablir leurs souverainetés, mais par un long combat politique, pacifique et respectueux du droit, conduit sur le sol national et  relayé  par des appuis sur la scène internationale en commençant par la sensibilisation des français de bonne volonté eux mêmes sur la réalité de la situation dans les colonies et sur cette grande supercherie  qu'était la prétendue oeuvre civilisatrice de la France. Oeuvre qui, en réalité avait mis un terme à un grand et noble courant réformateur proprement tunisien,- celui initié par  Kheireddine Pacha et les premiers réformateurs tunisiens depuis le xix siècle- pour conduire, sous le masque du protectorat, à une colonisation rampante et un asservissement total du pays.

 C'est de cette double prise de conscience que commencent les premiers contacts de Bourguiba, Sfar et leurs autres camarades encore étudiants, avec les rares intellectuels et hommes politiques français de l'époque qui, par leurs timides écrits ou leurs déclarations manifestaient une certaine opposition à la politique de colonisation pratiquée par les autorités françaises. Ces contacts étaient fréquents notamment avec les  associations à caractère humanitaire implantées à Paris et celles qui militent pour le respect des droits de l'homme malgré leur faible audience à l'époque, mais cela n'avait pas d'importance, les deux étudiants savaient qu'ils ne faisaient que leurs premiers pas dans ce qu'ils reconnaissaient être un long combat pour la "défense de la cause Tunisienne"dont la première étape devait consister en un retour à l'esprit premier du protectorat et à la lettre du Traité du Bardo qui n' autorisait la France à occuper que temporairement la Tunisie en lui laissant une souveraineté interne totale. D'ailleurs, il était déjà établi qu'aussi bien le Traité du Bardo, que la Convention de la Marsa, ont été détournés par les Résidents successifs représentants du gouvernement français en Tunisie plus particulièrement sous la pression et l'influence des ténors des colons bien implantés dans le Pays conquis et ayant à leur solde un groupe très actif à l'Assemblé parisienne chargé notamment de légitimer l'action d'une colonisation spoliatrice menée par les représentants des autorités françaises et de masquer les actions d'appauvrissement systématique de la population tunisienne par une" colonisation de peuplement" nullement prévu par les traités.

 Au cours de l'année 1926, Tahar Sfar ne manque pas de relever, encore une fois, le développement des divergences dans le camp des Alliés alors que le fascisme continue à gagner du terrain en Italie d'abord, en Autriche et en Allemagne ensuite. "L'occident, disait souvent Tahar Sfar à ses camarades n'est pas entrain de tirer toutes les leçons de la guerre des années 14-18". La conclusion d'un traité Russo-Allemand inquiète certes "les Démocraties européennes" alors que la S.D.N.n'était qu'à ses premiers balbutiements pour tenter de créer un "nouvel ordre européen"Les relations Franco-Américaines restent dominées encore par la question de la dette de guerre de la France envers les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Ces deux derniers pays refusant tout lien entre la dette française à leur égard et les sommes que la France est sensée recevoir de l'Allemagne.

Le procès, des deux anarchistes d'origine italienne, Sacco et Vanzetti au Etats-Unis est l'occasion pour Tahar Sfar de faire du Droit Pénal comparé entre les principaux pays occidentaux et de se rendre compte du très faible effet des nombreuses manifestations de protestation de la société civile des pays européens sur la justice américaine , cela, malgré les insuffisances manifestes de preuves, qui ont entaché ce procès resté célèbre.

  L'année universitaire, qui clôture les études supérieures de Habib Bourguiba se termine par la montée sur le Trône du Maroc de celui qui sera le sultan Mohamed V, Henri Bergson, pour sa part, reçoit, la même année le prix Nobel de littérature et Mao-Tsé-toung crée l'Armée de Libération Nationale en Chine.Tahar Sfar ayant rejoins Paris une année après Bourguiba retournera en Tunisie après avoir achevé ses études l’année suivante en juillet 1928 après avoir participé activement à la création de l’Association des Etudiants Musulmans d’Afrique du Nord, avec la coopération de ses camarades notamment Salem Chedly et Ahmed ben Miled.

Salem Chedly sera ainsi le premier président de cette importante association et Tahar Sfar son premier vice-président..Le grand rêve de cette association relatif à la création d’un Maghreb Uni attend toujours sa vraie concrétisation….

 

 Pendant tout ce temps que se passait-il en Tunisie?

  Tahar Sfar avait eu la chance de recevoir régulièrement, avec les lettres de son père des coupures des journaux et revues publiés en Tunisie ,en langue arabe et plus particulièrement la page littéraire hebdomadaire du quotidien En-Nahda;ainsi il était constamment tenu au courant des principaux événements de son Pays qu'il ne manquait pas de commenter avec ses camarades...Il avait quitté son pays pour ses études en 1925 , après ce que les historiens tunisiens ont appelé la"crise de 1922"au cours de laquelle s'évanouissait un premier espoir du Destour de voir se réaliser ses revendications par la voie légale, après également, le voyage du Président de la République française Alexandre Millerand en Tunisie et après le simulacre de réformes du Résident Général Lucien Saint destiné, sans résultats d'ailleurs, à calmer l'atmosphère très tendue dans le pays, même si le petit "Parti Réformiste" tunisien avait considéré ces réformes comme une "étape positive".

 Manifestement les timides  réformes de juillet 1922 ne pouvaient satisfaire la grande majorité des nationalistes tunisiens, seule une minorité, active dans la capitale, avait acceptée d'apporter son appui, aux réformettes du Résident Général, tout en attaquant dans certains journaux Tâalbi et ses compagnons pour ce qu'elle considérait comme de l'intransigeance et de l'absence de maturité politique. Essafi et Tâalbi sont même calomniés et accusés, sans preuves, par cette minorité de détourner à leur profit les fonds du Parti.

   Découragé, Thâalbi quitte la Tunisie en Juillet 1923 pour un long exil volontaire en Orient, où il pensait trouver un environnement plus propice à ses idées notamment sur l'évolution de l'Islam et celle du monde arabe notamment après la consommation de l'éclatement de l'Empire et du Khalifat Ottoman en faveur duquel il avait, pourtant, milité, au début de son activité politique. Thâalbi laisse à Essafi, à Salah Farhat à Mohiédine Klibi et à leurs camarades le soin de poursuivre la lutte au sein du Destour.

 Tahar Sfar avait pu également avant de partir à Paris, observer la nouvelle résistance qu'allait engager le Destour à travers  ses journaux contre la loi du 20 Décembre 1923 sur les naturalisations, loi dont il saisit le grave danger à terme pour l'avenir de la Tunisie .Pendant les premiers mois de séjour en France de Tahar Sfar, de Habib Bourguiba et de Bahri guiga se déclenchèrent, en Tunisie, de nombreuses grèves ouvrières accompagnées parfois par des incidents graves ,le Destour commençant par appuyer les initiatives de Mhammed Ali pour la création de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, qui fut une sorte d'embryon du syndicalisme tunisien.  Alors que Tahar Sfar et ses camarades entamaient leurs études à Paris une délégation du Destour composée notamment de Salah Farhat,d'Ahmed Essafi et de Ahmed Tawfik El Madani était chargée de se rendre dans la capitale française pour sensibiliser les députés et sénateurs français sur la situation en Tunisie, critiquer les prétendues réformes du Résident Général,Lucien Saint et présenter un programme de revendications en 9 points. Dans un mémoire intitulé " la question tunisienne" le Destour développe ses idées et explique à une opinion française, inquiète de ce qu'elle appelait alors "le péril rouge", qu’il n'est en aucune façon un allié du Parti Communiste.

  On sait que cette délégation ne fut pas reçu par les responsables français et qu'en Tunisie les autorités du protectorats ,alarmées par l'amplification des grèves, engageaient des actions de répressions et procédaient à l'arrestation des "Agitateurs" en les inculpant "d'atteinte à la sûreté de l'Etat et appel à la haine des races», Mhamed Ali , d'autres syndicalistes tunisiens et le communiste Finidori sont ainsi arrêtés et accusés d'avoir fomenté un "complot Destouro-Communite".Ahmed Kassab écrit au  sujet de ce procès, dans son ouvrage "Histoire de la Tunisie ,l'époque contemporaine" :"Le jour de l'ouverture du procès, le 11novembre 1925 des grèves dont la plus importante fut celle des dockers de Tunis, furent déclenchées en signe de protestation. Le procès dura cinq séances devant le Tribunal Criminel de Tunis; Il tourna purement et simplement au procès politique par le caractère même des inculpés et surtout des défenseurs. Me Berthon,député communiste parisien,assistait Finidori et Mhamed Ali,tandis que Es-Safi,Farhat et Djemaïl défendaient les autres  détenus tunisiens.Berthon termina sa plaidoirie par une déclaration retentissante;"En vertu des traités de la Marsa,la France n'a qu'un droit en Tunisie,celui de s'en aller".Lui même n'avait rien à craindre en parlant ainsi, mais les avocats tunisiens tous chefs du Destour,furent très prudents, Ils s'évertuèrent tous à montrer qu'il n'y avait aucune collision entre le Parti Communiste et le Destour.Ils profitèrent de l'occasion pour reparler des revendications destouriennes et pour mettre l'accent sur leur compatibilité avec l'esprit des traités du protectorat.Ils affirmairent solennellement leur loyalisme,par la bouche d'Ahmad Es-Safi: «Nous savons que ,petit pays,la Tunisie ne peut pas être indépendante,qu'elle a au contraire tout intérêt à vivre sous le protectorat français"

  Ils manifestèrent si bien leur loyalisme qu'ils allèrent jusqu'à se désolidariser ouvertement du nouveau syndicalisme et de son promoteur Mhamed Ali.

  Reculade très grave qui permis au tribunal de prononcer un sévère verdict de bannissement contre tous les inculpés: 10 ans contre Finidori, Mhamed Ali et Ayari ; 5 ans contre Kabadi, Ghanouchi et Karoui."

 "L'alliance avec les communistes ne donna donc aucun résultat, car malgré leurs dénégations de principe, les destouriens s'étaient réellement alliés a Finidori, sans toutefois oser s'engager à fond dans cette alliance.

 Ils eurent peur, au dernier moment d'une réaction brutale des autorités qui avaient la hantise du péril 'rouge'.

 Déçus donc par cette courte alliance, et après avoir, somme toute, vilainement lâché Mhamed Ali, les destouriens continuèrent seuls leur lutte."

   Le Destour sortit relativement affaibli de cette crise mais le jeune mouvement syndical prenait la relève et une certaine agitation continua dans le pays contraignant ainsi Lucien Saint à promulguer les décrets du 29 janvier 1926 qui limitaient encore plus la liberté de la presse et permettaient de poursuivre plus sévèrement les crimes et délits politiques.

   Les années 1926 à 1930 se caractérisèrent par une relative accalmie dans le combat national de libération de la Tunisie qui attendait un nouveau souffle que ne manquera pas de lui donner une autre génération de militants dés le début des années 30.

    L'historien tunisien Ali Mahjoubi dans son article en langue arabe "Lecture de l'histoire du mouvement national tunisien"(1995) semble vouloir expliquer la mise en veilleuse de l'activité nationale pendant la période 26-30 essentiellement par la relative prospérité économique qui a prévalu à cette époque et notamment celle du secteur agricole, il finit par conclure à une corrélation systématique entre crise économique et vigueur de l'activité du mouvement national tunisien ,je pense pour ma part qu'il n'y a pas que le facteur économique et qu'il faut y ajouter de nombreux autres facteurs, dont notamment l'évolution des idées, l'augmentation du nombre et de la qualité des élites tunisiennes, l'accumulation des expériences et la géopolitique de l'époque.

   les grandes lignes d'une nouvelle stratégie de combat politique, qui se situait dans la continuité du mouvement national tunisien, commençait progressivement à s'échafauder d'une manière informelle au cours des multiples entretiens de Bourguiba avec ses camarades d'études à Paris: tous étaient unanimes pour la nécessité d'un combat de longue haleine qui se fixait comme objectif premier le développement de l'éducation de l'ensemble du peuple Tunisien et comme moyens de réalisation le combat politique pacifique qui n'excluait aucun moyen légitime, combat gradué par la plume, par les réunions de formation politique,  les grands meetings, les grèves et les manifestations encadrées lorsqu'elles ne sont pas interdites enfin et en dernière extrémité le boycott sélectif des produits importés de France et de certains services publics.

  Tahar  Sfar, au cours de ces entretiens ne manquait pas de se référer souvent au combat pacifique et efficace de Gandhi qu'il admirait beaucoup non seulement pour son pacifisme militant d'une efficacité redoutable, mais également pour les valeurs, l'éducation et les messages qu'il diffusait dans son peuple. Education politique et civique que Tahar Sfar considérait, répétons le, comme fondamentale non seulement pour la libération d'un pays mais également pour assurer par la suite la pérennité de véritables institutions démocratiques garantes d'un progrès authentique et reflet réel de la maturité d'une nation.

   En Mars 1931,Tahar Sfar, écrit dans un article publié dans "La Voix du Tunisien" sous le titre anodin de" DOCTRINES ET FAITS NOUVEAUX"à propos de la situation des peuples colonisés "...Sentant qu'ils sont menacés de disparition ,que la misère et la faim les guettent, que la loi de la sélection naturelle se retourne contre eux;eux aussi se rapprochent les un des autres, s'unissent, joignent leurs faibles mains dans un mouvement de solidarité instinctive, puis ce plus en plus consciente, à mesure que s'aggravent les conséquences du régime d'inégalité et de servitude ,toutes ces foules, spontanément unies, finissent par comprendre que malgré la faiblesse ,à laquelle elles sont réduites en tant que producteurs, elles constituent néanmoins une force très grande comme consommateurs,que ce sont, en fin de compte, leurs multiples misères qui donnent naissance à ces richesses éblouissantes qu'elles observent chez les privilégiés, que c'est à eux à faire la loi au lieu de la subir servilement."

"Ces idées, poursuit Tahar Sfar, développées et précisées par l'élite, forment toute une doctrine d'émancipation politique et sociale qui fait irrésistiblement son chemin dans les masses exploitées;GANDHI a attaché son nom à cette doctrine et l'a replacée dans le domaine de l'action.

  Il y a vu un moyen efficace d'arriver d'une manière certaine à la libération des peuples opprimés, SANS RECOURS A LA VIOLENCE et rien que par la mise en oeuvre des forces latentes contenues dans les droits économiques, il y a vu également un moyen habile de faire comprendre aux multitudes asservies combien, au fond elles sont indispensables aux maîtres de l'heure grâce à leur grande surface de consommation d'abord, et à leur importance dans le domaine de la production ensuite. User " du droit de ne pas acheter" apparut aussitôt comme une arme de défense très puissante et un procédé pratique et ingénieux pour s’imposer au respect et obtenir l'abolition d'un régime oligarchique, fondé sur l'inégalité et l'arbitraire. L'Inde fut le milieu où l'on fit l'expérience de ces nouvelles formules et où l'on mit à l'épreuve les nouveaux moyens de lutte;les autres pays asservis n'attendirent pas les résultats de l'essai;eux aussi, à l'exemple du peuple hindou, lancèrent le mot d'ordre de " boycottage, de non-coopération «et de résistance passive." Tel fut le fil directeur de la philosophie politique à laquelle Tahar Sfar resta fidèle durant toute sa courte vie et cela nous fera mieux comprendre les attitudes et les choix de Tahar Sfar, aussi bien, pendant la crise de 1934-35 que pendant le drame de 1938 comme nous le verrons plus tard.

 Dés l'été 1928, Tahar Sfar est de retour en Tunisie , Habib Bourguiba l’avait précédé d’une année ,ils sont, tous deux, déjà adhérents  depuis les dernières années de leurs études secondaires, comme simples militants au  Parti  dont le programme politique et dont  les idées, du moins celles qui sont exprimées publiquement se rapprochent le plus de leurs propres convictions. Ce parti était connu sous le nom de" Destour" (constitution) il fut crée depuis l'année 1920 par notamment A.Thâalbi.

  C'est une grande aventure à la fois exaltante et douloureuse qui commence pour Tahar Sfar rentrant au pays avec une licence en droit (5 juillet 1928:matières à option sur lesquels il a été interrogé:Droit Public, Droit International Public), deux certificats de littérature et un premier Prix en sciences politiques qui constitue pour lui, selon ses propres termes une sorte: "d'hommage que je rends à tous mes professeurs."

  Il nous dira dans son journal d'exil à Zarzis qu'il souhaite préparer un doctorat ès-sciences juridiques et peut être même un doctorat ès- lettres.  Les contraintes de ses activités politiques et surtout sa mort prématurée en 1942 empêchera la réalisation de ces projets.

 L'étudiant, qui rentre de France pour se mettre au service de son pays n'a nullement la prétention de jouer au héros, il se veut, tout simplement, homme parmi les hommes et continuateur, respectueux et reconnaissant, des efforts de ceux qui l'ont précédé dans la lutte nationale;mais sa devise était celle qu'on fait dire à Térence cet enfant de Carthage du deuxième siècle avant J-C  "rien de ce qui est humain ne m'est étranger".

                   

 

 

CHAPITRE 2.

 

AU COEUR DE LA PREMIERE TOURMENTE.

1928_1935

"Penser est facile, agir est difficile. Agir selon sa pensée est ce qu'il y a de plus difficile "   Von Goethe J.W.

 

Tahar Sfar n'est pas "un animal politique" écrit André Demeerseman dans son livre "Là-bas à Zarzis et maintenant..." et il ajoute : "mais l'impératif moral de l'action s'est imposé à lui durant toute sa vie. Militant inscrit dans un Parti, sa personnalité, son caractère ont été marqués par son idéal national, par son engagement politique. Plus à l'aise dans les spéculations que dans l'action, il s'y est livré par devoir. De sensibilité fragile, il n'était pas taillé pour supporter les chocs violents de l'exil, de la prison militaire. Sa santé en sera minée au point qu'il mourra jeune. Il n'avait pas quarante ans. Ces faits qui sont certains ne le rendent que plus sympathique. Le recul du temps, la publication de nouveaux documents permettent maintenant de le situer à sa vraie place...." "Dans le Parti, Tahar Sfar joua des rôles importants: Secrétaire général adjoint(1934), membre du Bureau politique provisoire(1935), membre du bureau politique (1936), élu Président du Parti au Congrès national, nomination suivie d'une démission(1937), secrétaire général du Bureau politique(1838), membre du Bureau politique (1938)."

A. Demeerseman, n’est pas le seul à faire un pareil constat au sujet de la personnalité de Tahar Sfar : Bourguiba, une fois à la tête de la magistrature suprême, a, maintes fois répéter en privée : « que son grand ami Tahar Sfar était un grand penseur et qu’il regrettait beaucoup de l’avoir entraîné dans les aléas de la politique ». Cependant selon notre grand père Mustapha et selon notre oncle Ahmed Sfar, ce n'est pas tant l'exil ni la prison militaire qui auraient miné la santé de Tahar Sfar mais c'est, pour une grande part, l'incompréhension et les comportements qu’ont eu à son égard en prison certains de ses camarades de lutte et plus particulièrement (1939-1939)  celui qui fut son plus grand ami. Les comportements de certains de ses camarades de lutte en dénaturant ses idées et de ses prises de position sur l’inopportunité d’une rupture avec les autorités du protectorat et de l’engagement d’une action violente à la veille d’une guerre mondiale qui pointait à l’horizon ont étaient les plus douloureux et les plus insupportables pour lui: son exil en 1935, dans le sud tunisien, nous savons déjà à travers ses mémoires de Zarzis, qu'il a su le transformer aisément en une occasion propice pour la réflexion, la méditation et la lecture, quand à sa dépression en prison en 1938,elle ne s'est réellement aggravée que lorsqu'il quitta la prison militaire pour la prison civile où il fut d'une grande sérénité, pendant les premières semaines comme en témoigne le contenu des lettres qu'il a pu écrire de sa cellule, pendant cette période, à ma mère. Lettres dont certaines ont été conservées pieusement et dont nous soumettrons aux lecteurs quelques extraits. Nous tenterons d'expliquer le drame, les déchirements et les désillusions vécus par Tahar Sfar notamment pendant les dernières semaines qu'il a passé en prison en 1939.

Lorsque, Tahar Sfar et Habib Bourguiba adhérent au Parti, la structuration du  mouvement national tunisien est déjà inscrite dans les faits et même dans l'histoire  pourrait on dire. On pouvait déjà distinguer, dés les années trente, au moins, deux grandes périodes: la période réformiste et évolutionniste, qui peut aller de 1906 à 1919, et qui fut donc celle de l'enfance et de l'adolescence de Tahar Sfar et la période des deux Destour qui commence avec la création du premier Destour en 1920 et qui s'est poursuivi jusqu'à l'autonomie interne de la Tunisie en1955. 

      Nous vous proposons de relire cet extrait du journal de notre père  pour mieux saisir certains des contours de sa personnalité à travers la manière dont il perçoit l’évolution du mouvement national:    il s’agit d’une esquisse rapide mais  combien émouvante et objective  que nous livre Tahar Sfar dans ses mémoires de 1935 sur le mouvement national tunisien alors qu'il était un de ses acteurs. « A notre insu, nous dit-il, et même peut-on dire, contre notre volonté, s'est fait une évolution lente mais sûre qui est à l'honneur des pionniers qui l'ont réalisée... Bach Hamba et Béchir Sfar.. Leur oeuvre a été d'éducation, de préparation des élites, tant de l'élite instruite en français que celle de la Grande Mosquée. Par le journal et par l'école, ils ont été les agents de cette éducation, de ce premier éveil de la conscience d'une élite jadis divisée et morcelée, de cette première  tentative    d'organisation..    'Le Tunisien' et la ' Khaldounia' furent les deux grandes assises de ce beau mouvement de rénovation. Par le premier, Bach Hamba parlait de l'avenir, du prochain devenir de notre pays, faisant de la politique ou de la sociologie, traçait les linéaments d'une doctrine nationaliste et d'une évolution; par l'institut, Béchir Sfar s'entretenait du passé, attirait l'attention de la jeunesse d'alors sur les beautés de notre histoire, la valeur de notre race, la valeur morale de notre ancienne civilisation, la contribution puissante de cette civilisation à l’œuvre réalisée par les occidentaux. Ainsi ces deux grands hommes joignaient leurs efforts et l'un préparant l'avenir, l'autre parlant du passé, tous deux ainsi pardessus les siècles s'employaient à jeter les ferments du nationalisme tunisien et à armer la nation pour la lutte qu'elle va désormais entreprendre dans le but de sauvegarder sa propre sécurité. Dans le même temps, l'on voyait Kairallah, complétant la tâche de ces pionniers, s'occuper de l'enseignement coranique et L'Association Sadiki répandre par la lanterne magique et les cours dans les quartiers l'instruction dans les couches populaires et créer partout le goût et l'amour des études, la haine de l'ignorance. Ce fut alors l'engouement pour l'enseignement, ce qui permettra de marquer dans les programmes politiques qui vont suivre l'instruction obligatoire comme l'un des points essentiels de toute doctrine. Ce mouvement donne au Pays ses premiers journalistes en langue arabe et ses cadres d'élite et jette un pont entre lui et L'Egypte d'une part et l'Europe d'autre part, en permettant au peuple tunisien d'assimiler les richesses morales de l'Egypte et la valeur scientifique et économique des pays européens. Double effort de compréhension et d'assimilation, gros de conséquences  dans  l'avenir. Franchissement du stade mystique et théologique. Le Pays se lance vers la conquête de son avenir."

" Puis, ce fut la grande tâche de Tâalbi, ce tribun populaire en langue arabe, de propager le mouvement dans les masses des villes, masses bourgeoises auxquelles viennent s'adjoindre peu à peu la grande masse  des ouvriers et des artisans; le mouvement gagna de proche en proche, bourgeois d'abord puis de plus en plus populaire. Aux cadres d'élite vinrent s'adjoindre des cadres du peuple;le Parti Destourien fut crée avec son programme, l'ensemble  de ses actions. A travers les controverses avec le parti réformiste et le livre :' La Tunisie Martyre', on vit apparaître les premiers balbutiements d'une doctrine politique nationale: Education du peuple par le discours, diffusion de l'instruction par les journaux en langue arabe, et surtout tentative d'une politique, d'un essai loyal de collaboration, tel fut le caractère et le sens de ce mouvement que vint marquer vers sa fin l'apparition du journal 'Le Libéral', dernier et suprême cri vers la collaboration loyale et la politique d'association franche."

" Dans l'entre-temps, M'hamed Ali apparaît et réussit durant son court passage en Tunisie, à grouper les masses ouvrières, à leur donner conscience de leur force et à jeter les premières bases d'une action syndicale qui devait porter plus tard ses fruits". " Chadly Kairallah, esprit clair, plume incisive, sut après une période de carence et d'assoupissement, relever les courages et créer par un acte de foi, le journalisme tunisien en langue française dont il fait comprendre toute la valeur d'éducation et de propagande en Tunisie et au dehors."

"Puis, il fut dévolu à Habib Bourguiba*, remarquable par son énergie et par sa volonté inlassable, d'aller, tel un missionnaire, porter la voix de la nation jusque dans les campagnes et donner aux bédouins eux-mêmes conscience de leur valeur et de leur force."

.* En relisant son Journal en 1940 après sa sortie de prison il a inscrit en marge quelques commentaire :devant le nom de Bourguiba il a écrit ceci : « malheureusement ce leader, par son emballement, par une trop grande exaltation de sa part, devrait compromettre le sort d’un tel Mouvement en lui donnant un caractère qu’il n’a jamais eu à ses début en le marquant de son empreinte personnelle. »

 

 

"Mais tous Bach Hamba, Tâalbi,  M'hamed Ali, Habib Bourguiba et tous ceux de leurs groupes, ne nous apparaissent-ils pas dans cette échelle ascensionnelle, dans le mouvement de ce peuple vers sa destinée, comme autant de points de repère qui en marquent les sinuosités et en décèlent le progrès constant? Et ainsi ce qui doit séparer les générations aide au contraire à les rapprocher. Cette variété d'activités est le meilleur signe de la cohérence du mouvement national." Un peu plus loin toujours dans ses mémoires de Zarzis, Tahar Sfar, adresse, à la jeunesse de l'époque, un message  de sagesse qui demeure d’une grande actualité pour tous les jeunes de tous les temps." Et vous les jeunes...dont l'âme est un volcan jamais éteint, ne dites jamais en jetant un regard courroucé et en consultant les étapes parcourues: qu'ont-ils fait, mais dites: étant donné ce qu'ils ont fait, qu'avons-nous maintenant à faire? Etant donné le chemin qu'ils ont parcouru, quelle distance il nous reste à parcourir?""..Que chacun fasse sa tâche sans récrimination et ne s'appesantisse pas sur les prétendues fautes d'autrui. Critique ne veut pas dire malveillance. On doit être uni dans la défense et spécialisé dans l'attaque.."

    L'adhésion de Tahar Sfar, au Parti date de 1922, il n'avait, alors, que 19 ans et était élève de première au Collège Sadiki. Son activité politique ne commence toutefois, réellement qu'après la fin de ses études à Paris, avec une prédilection très nette pour l'activité journalistique. Il collaborera ainsi à plusieurs journaux de l'époque: En 1927 à l'Etendard tunisien, fondé par Chedly Khairallah, en 1931 à la Voix du Tunisien, en 1932 à l'Action Tunisienne et à la Voix du Peuple, en 1934 à El-Amal et également à la revue Leila, dans laquelle, il écrira jusqu'à la veille de sa mort.Malheureusement nous ne disposons pas de tous les écrits de   notre   père,    certains journaux de l'époque ne sont pas disponibles en collection complète, mais l'échantillon d'articles et de textes manuscrits qui peuvent être consultés paraissent suffisants pour nous permettre de nous rendre compte que le militant Tahar Sfar ne s'est pas limité aux analyses et aux débats politiques, mais qu’il a réfléchi également et a laissé des messages dans des domaines aussi divers que l'éducation, l'économie, la fiscalité, les finances publiques, l'exégèse juridique ,la littérature, la philosophie et la sociologie. Certains de ses écrits demeurent d'une grande actualité et laissent entrevoir parfois une vision prémonitoire

 

 

LE SYSTEME EDUCATIF EST LA CLE DU PROGRES AUTHENTIQUE:

 

 

Dés décembre 1929 ,Tahar Sfar proteste contre les retards apportés aux réformes attendues à la Grande Mosquée et écrit sur les colonnes de "l'Etendard Tunisien"sous le titre "AUTOUR DES REFORMES DE LA GRANDE MOSQUEE" "Voici un an environ passé depuis la grève des étudiants de la Grande Mosquée et la promesse qui leur a été faite de réformer l'enseignement qui se donne dans leur Université.

  Depuis lors le silence et l'oubli semblent s'être épaissis autour des premières lueurs d'espoir....Mais la machine administrative est lourde à manier..Ne faut-il pas,en effet,en l'espèce,réunir une commission en vue de la rédaction d'un projet de réformes et préalablement faire un bon choix des membres devant faire partie de cette commission,entendre des avis,écouter des conseils,s'entourer de renseignements, fixer des modalités?....Il ne faut pas de se contenter d'apporter des retouches de détails, des réformes simplement administratives,c'est d'un changement radical de principe qu'il s'agit...

  Notre siècle est à la science,donc à la synthèse,car la science est essentiellement synthèse,même quand elle s'appuie sur les résultats d'une analyse fouillée et préalable,la science est synthèse par ses lois, ses théories,ses hypothèses,ses formules;et l'éducation,en ce siècle essentiellement scientifique, qu'elle se fasse dans une institution  théologique ou ailleurs,doit essentiellement contribuer à la formation d'esprits capables de vastes coups d'oeil,d'esprits constructeurs,bâtisseurs,d'esprits à base de géométrie et ce n'est que lorsque tous les esprits d'une élite donnée,auront été façonnés de la sorte, qu'on arrivera dans le corps social à l'harmonie,à l'entente,donc à L'ORDRE A LA PAIX."....

    ...".Pour cela,libérer l'enseignement des chaînes qui le chargent, supprimer ces textes courts commentés et grossis à de époques ou l'islam était décadent et revenir aux textes, plus amples mais simples et clairs des périodes de prospérité ou à ceux  que des auteurs modernes sont entrain d'éditer en se conformant aux règles les plus récentes de la pédagogie;.....introduire la méthode synthétique qui exclut l'explication par petits morceaux,par fragments,...et conseiller le recours aux explications d'ensemble,....mais encore faut-il pour que ce plan soit réalisé que l'enseignement de la Grande Mosquée soit basé sur un enseignement primaire d'arabe solide,donné ailleurs ou à l'institut même et constaté par un titre uniforme correspondant au certificat d'études primaires en français,que d'autre part,le reste de l'enseignement soit divisé en secondaire et supérieur,qu'on se préoccupe surtout aux deux premiers degrés de la culture générale de l'étudiant,et au troisième de la question délicate de la spécialisation en divisant ces degrés en sections correspondant aux diverses spécialités conformes à l'esprit d'une université essentiellement religieuse..(droit musulman et théologie, histoire et géographie, littérature arabe et comparée etc...Est-ce à dire que lorsque ces réformes seront instituées et appliquées tout sera dit et que le problème des études secondaires et supérieures d'arabe en Tunisie sera résolu?..Non certes....Il restera à combler d'autres fissures...Mais c'est là une tout autre question dont nous aurons à reparler un jour."(L'Etendard Tunisien du 6 décembre 1929).

  Le 27  août 1931, Tahar Sfar revient sur les réformes de la Grande Mosquée sur les colonnes de La « Voix du Tunisien »  sous le titre "Partisans et Adversaires"

"Nous avons écrit ,dit-il, dans le journal L'Etendard Tunisien une série d'articles pour traiter de la question des réformes de la Grande Mosquée et de la manière dont à notre sens elle devait être résolue;puis confiant dans les travaux de la commission qui s'est réunie à cet effet,espérant qu'après la campagne de presse qui a eu lieu et le mouvement d'opinion publique qui s'est révélé nettement favorable aux réformes,cette commission ne procéderait pas à la manière de ses devancières et n'aboutirait pas à un enterrement pur et simple de la mission dont elle a été chargée...Aujourd'hui nous apprenons avec un vif déplaisir qu'au sein de cette commission,une majorité de membres s'est prononcée contre les réformes,ce qui a donné lieu dans la presse et au sein du public tunisien à de très vives polémiques...qui nous donne un spectacle navrant d'une lutte intestine à laquelle certains publicistes,accompagnant leurs critiques de propos nettement diffamatoires et de calomnies monstrueuses,semblent se plaire tout particulièrement.

"Sans nous attarder à décrire et à démasquer les manoeuvres de certains intrigants dont le désir secret est de provoquer la division au sein du groupe de la 'Voix du Tunisien' et aboutir ainsi à l'affaiblissement de cet organe de la grande popularité duquel ils sont jaloux,sans répondre autrement que par le mépris le plus absolu aux critiques malveillantes,à la diffamation honteuse qu'on dirige contre le vaillant directeur de notre journal,sans songer le moins du monde à le défendre contre les attaques de ses adversaires,dont la lâcheté égale l'outrecuidance fatuité,car il n'a nul besoin d'être défendu,sa conduite passée étant,aux yeux de tous la meilleure preuve de sa haute valeur morale nos préférons nous arrêter,pour les réfuter,aux idées-si tant elles constituent des idées-que les adversaires du progrès opposent aux réformes de la Grande Mosquée.

On dit,pour empêcher d'aboutir ce beau mouvement qu'ont amené les deux milles Etudiants de la Grande Mosquée et qui a eu raison même de la résistance du gouvernement,que l'enseignement scientifique ne doit pas être donné,à la Grande Mosquée parce qu'il n'est pas conforme à la nature de cet établissement purement théologique,parce qu'il conduit les élèves auxquels les matières profanes sont enseignées,au doute religieux et à l'athéisme,parce qu'enfin cela pourrait amener l'immixtion des agents de la puissance protectrice,lesquels,appartenant à l'Etat laïque français,risqueraient de travailler, d'une manière ouverte ou souterraine à la disparition ou tout au moins à l'affaiblissement de l'enseignement des matières islamiques,au sein de l'Université de l'olivier: ce dernier argument,étant d'ordre politique,n'est pas formellement indiqué par les adversaires,mais demeure sous-entendu dans leur raisonnement dont il constitue en quelque sorte la pièce maîtresse, l’élément le plus important."Reprenons un à un, ces arguments, qui constituent à nos yeux autant de sophismes:

  Et d'abord, disons que l'enseignement scientifique ne peut pas être contraire à la nature même de l'université de l'olivier,il le serait seulement s'il y était donné d'une manière exclusive ou prédominante;c'est là une question de proportion que les partisans des réformes ont résolue en déclarant qu'il est nécessaire que l'élève acquiert,au cours de ses années d'études,des connaissances scientifiques analogues à celles des écoles primaires françaises ou franco-arabes;cette réforme très raisonnable devrait,à leur sens,assurer à l'Etudiant une certaine culture générale,lui permettant de raisonner juste et de ne pas être totalement dépaysé au milieu de la génération du vingtième siècle à laquelle  nous appartenons,d'autre part,il ne saurait y avoir de spécialisation,en matière religieuse ou dans n'importe quelle branche du savoir humain,s'il n'y a pas acquisition préalable des éléments de culture générale nécessaires à tout intellectuel;cette règle est tellement juste que nos plus grand théologiens,du temps passé,sont ceux qui comme Ghazali, Averroés et d'autres, ont joint à leurs études juridiques et religieuses,des études d'un ordre plus pratique comme la médecine et la physique;et actuellement,n'en déplaise aux adversaires des réformes,les meilleurs cheikhs de notre Mosquée,sont ceux qui, de leurs propres ailes ont volé dans les régions qu'on leur a interdit d'explorer;c'est ainsi que le cheikh Radouane est très cultivé en mathématiques et en astronomie,que d'autres cheikhs  aussi éminents,connaissent fort bien l'économie politique et la sociologie.

  "Ces savants ulémas, loin d'être moins bons musulmans que les autres cheikhs- qui ignorent totalement ces matières et s'en désintéressent-ont une foi plus solide, car ils ont une foi éclairée, qui apprécie Dieu à travers son oeuvre que seule la science peut atteindre.

  Ainsi nous arrivons à la réfutation du second argument: Loin de conduire à l'athéisme, la science en éloigne;loin d'affaiblir la foi, elle la fortifie, loin d'amener le doute, elle provoque la certitude.La science donne à l'homme la possibilité de croire par le coeur et la raison. Les gens qui pensent encore -et c'est la plus grande offense que l'on puisse faire à notre belle religion-que l'islam ne peut se défendre que par l'ignorance des vérités scientifiques démontées par l'expérience,ignorent la vitalité de cette religion;ils ignorent que l'islam a poussé,s'est épanoui,s'est fortifié,par la discussion scientifique,au milieu de la découverte des lois qui régissent la matière et des grandes créations du cerveau humain.Craindre que l'enseignement de la science n'amène la décadence de la religion,C'EST FAIRE OEUVRE DE FANATISME OUTRAGEANT,c'est faire CROIRE AUX PEUPLES CIVILISES QUI NOS ECOUTENT,QUE NOUS SOMMES POUR L'OBSCURANTISME,QUE NOUS NE POUVONS GARDER NOTRE FOI QUE DANS LA MESURE OU NOUS REPOUSSONS LA PHYSIQUE ET LA CHIMIE QUI SONT A LA BASE DE LA CIVILISATION MODERNE ACTUELLE c'est à dire que, en quelque sorte, nous nous plaçons en dehors du cercle de cette civilisation;dire cela REVIENT A DIRE QUE NOUS SOMMES UN PEUPLE ARRIERE,QUE LES REFORMES POLITIQUES QUE NOTRE JOURNAL"LA VOIX DU TUNISIEN" RECLAME POUR LE PEUPLE TUNISIEN,CE PEUPLE EN EST INDIGNE: LES ADVERSAIRES DE LA REFORME EN ARRIVENT AINSI, EN FAISANT PREVALOIR LEUR PROGRAMME RETROGRADE ET INSENSE, A ETRE TRAITRE A LA CAUSE NATIONALE,A CETTE BELLE CAUSE QUE NOUS AVONS A DEFENDRE ,QUE NOUS DEFENDONS ET QUE NOUS DEFENDRONS TOUJOURS AVEC TOUT L'ENTHOUSIASME DE NOS VINGT-CINQ OU DE NOS TRENTE ANNEES AVEC TOUT L'AMOUR QUE NOUS RESSENTONS POUR NOTRE PAYS.

   NON LE PEUPLE TUNISIEN,QUE NOUS AIMONS,QUE NOUS CHERISSONS,NE LAISSERA PAS DIRE POUR REPONDRE AUX SOLLICITATIONS DE CERTAINS AMBITIEUX DESIREUX DE CONSERVER LEURS PRIVILEGES,AU RISQUE MEME DE CONTINUER A CROUPIR DANS LA FANGE MEURTRIERE,LE PEUPLE TUNISIENS,DIS-JE,NE LAISSERA PAS DIRE QU'IL EST UN PEUPLE ARRIERE ET DECADANT QUI CRAINT LA SCIENCE ET SES BIENFAISANTS EFFETS;IL NE LAISSERA PAS PRONONCER CONTRE LUI UNE PAREILLE CHARGE ACCUSATRICE;IL SE SOUVIENDRA DES DEUX MILLES ETUDIANTS EN GREVE IL N'OUBLIERA PAS LEURS EMOUVANTES PROTESTATIONS,COMME IL N'OUBLIERA SES DOCKERS ABANDONNANT LEUR TRAVAIL,IL SE SOUVIENDRA DE TOUT CELA ET IL SE DIRA QUE CE MOUVEMENT NATIONAL,UNANIME CONTRE L'OBSCURANTISME,DEMONTRE PLEINEMENT QUE NOTRE NATION EST OUVERTE A L'EVOLUTION DES IDEES,AU RENOUVEAU ET AU PROGRES ET QUE LA RESISTANCE DE QUELQUES INTERESSES,EN MAL D'HONNEURS OU CRAIGNANT LA LOURDE RESPONSABILITE DES CHARGES NOUVELLES,NE SAURAIT EN AUCUNE FACON DONNER A LA TUNISIE UNE REPUTATION DIAMETRALEMENT OPPOSEE A CELLE A LAQUELLE LUI DONNE DROIT SA VALEUR INTELLECTUELLE ET MORALE,MANIFESTEE DE DIVERSES FACONS."

 "Arrivons enfin à ce dernier argument, à l'argument massue: l'immixtion du protecteur;et bien cet argument se retourne  contre les adversaires qui sont en voie d'amener cette immixtion par leur résistance au désir exprimé par le peuple en général et en particulier par les milliers d'étudiants.....L'intervention  officielle viendra non des réformes prises en toute liberté et pouvant être aménagées de manière à sauvegarder sur le terrain administratif ,l'autonomie entière de l'établissement religieux ,mais de la carence des membres de la Commission réunie pour élaborer un programme de réformes et qui a préféré s'abstenir de réformer quoique ce soit..

  Disons pour conclure, qu'il y a une tentative d'étouffement des esprits, que le peuple tunisien, guidé par son élite vaillante et courageuse, ne laissera faire en aucune façon....."

 

 Le 16 septembre 1931 Tahar Sfar revient au même thème et il écrira  toujours dans la "Voix du Tunisien"  "...La question de la Grande Mosquée passionne les esprits depuis de nombreuses années; les réformes de l'enseignement à l'Université de L'Olivier ,toutes les questions qui touchent de prés ou de loin aux revendications des étudiants qui appartiennent à cette université, ont toujours présenté pour l'opinion publique en Tunisie et même pour l'opinion des musulmans en Afrique du Nord, l'intérêt le plus vif. C'est pourquoi nous sommes très heureux de voir les étudiants dans leur dernier Congrès prendre une attitude que nous avons conseillée dans ce journal et qui dénote de leur part en cette circonstance une maturité d'esprit et des qualités de jugement qui sont à louer.....Nous aurons à cœur, quant à nous, de donner des conseils désintéressés d'amis dévoués à la cause des étudiants, sans nullement prétendre les régenter ou les dominer; car le principe de notre action demeure toujours, quoi-qu'en dise nos adversaires ou même parfois des gens de bonne foi que trompent les apparences: LA LIBERTE ."

 

Le 27 décembre 1931 Tahar Sfar écrira encore sous le titre" les réformes de la Grande Mosquée: études statiques et études dynamiques" dans les colonnes de L'Etendard Tunisien "Il y a deux manières de concevoir la conduite des études dans un établissement d'instruction: la première manière consisterait à n'enseigner les choses et les institutions qu'à un stade déterminé de leur développement,à en faire la description détaillée,à en démontrer le mécanisme;mais uniquement à ce stade ,sans se préoccuper de tout le développement antérieur ni des possibilités d'évolution future;une deuxième manière laisserait au contraire apparaître le perpétuel changement des choses et des idées,attirerait l'attention sur leur mouvement incessant,sur le continuel progrès.La première manière est celle qui est en honneur à la Grande Mosquée,où tout est étudié sous un point de vue que je pourrais appeler "statique"sans rattachement aucun au mouvement universel;on y a l'impression de l'immobile,du figé et par conséquent de l'absolu;tous les ouvrages d'enseignement se réfèrent à un moment déterminé du développement des idées et des doctrines et ne font rien apparaître de ce qui a précédé ou de ce qui a suivi;il semble à l'étudiant qu'on lui enseigne un code de vérités intangibles qu'il doit se résoudre à retenir par coeur,sans jamais essayer de le réformer;il est vrai que,pour la plupart des études qui sont d'un caractère formel,il n'y a point à parler de vérité ou d'erreur c'est plutôt d'une question de méthodologie d'exposition dont il s'agit,mais dans le domaine juridique,philosophique,voire même théologique,il n'en va point ainsi,il s'agit ,en effet là, de tout un système d'interprétations,de références,de raisonnements,de comparaisons,qui a commencé avec la civilisation musulmane et qui a reçu à mesure que se développait cette civilisation une extension de plus en plus considérable pour se fixer et se momifier à l'époque de la décadence;il s'agirait par conséquent,pour que l'enseignement soit fidèle aux réalités qui se dégagent de l'histoire et pour qu'il soit susceptible d'habituer les esprits à l'idée de mouvement,de progrès,de vie,il s'agirait pour cet enseignement de présenter tout un système d'idées et de doctrines dans tout son développement et non de choisir arbitrairement une période, une étape de ce développement seulement et de fixer sur elle toute l'attention en faisant abstraction de tout le reste;autrement dit,à côté des études du genre "statique",il faudrait établir des études d'un genre "dynamique" ou plutôt il faudrait mêler intimement les deux genres,.....

  Comment,pourra-t-on assure dans le domaine des réformes,l'application des principes généraux que je viens d'indiquer?Il s'agit de donner aux études historiques,tant générales que spéciales(histoire du droit musulman,histoire de la littérature arabe et Nord-Africaine, histoire des idées philosophiques,histoires des religions ...)une importance qui leur fait défaut dans les programmes actuels parce que ces études sont d'un genre essentiellement dynamique;...bien plus,il faut que l'esprit de ces études pénétré dans les études du genre statique(droit musulman,théologie etc...)

D'autre part,il s'agit de permettre au professeur dtre en même temps un critique;bien plus,l'encourager à être personnel,original dans les matières qu'il enseigne et lui conseiller d'accueillir avec joie les observations et les remarques critiques de ses auditeurs;autrement dit, poser le grand principe que la formation des personnalités est autrement plus importante que la formation des consciences,car on n'agit véritablement sur les consciences d'une manière durable et effective qu'à travers des personnalités fortes,des cerveaux solides,des volontés agissantes...La foi et la Raison peuvent avoir leurs domaines respectifs...Mais CE DONT IL FAUT SE GARDER AUSSI DANS LES ETABLISSEMENTS D'ENSEIGNEMENT QUE PARTOUT AILLEURS,C'EST DE LES DRESSER L'UNE CONTRE L'AUTRE,D'EN FAIRE DES ENNEMIS A MORT REMPLISSANT L'HISTOIRE DE LEURS CLAMEURS ET DE LEURS INVECTIVES;LE SIECLE EST A LA RECONCILIATION;SACHONS EN PROFITER."

 

En juin 1937,moins d'un an avant les événements d'avril 1938,les Etudiants de la Grande Mosquée sont une nouvelle fois en grève et les réformes tant attendues ne viennent pas Tahar Sfar reprend sa plume et écrit dans le journal "L'ACTION" du 10 juin 37,sous le titre’ LA QUESTION DE LA GRANDE MOSQUEE':...."L'attitude de la généralité des étudiants est dictée par des motifs nobles ,désintéressés,tous veulent pour leur Université un meilleur avenir,tous aspirent à ce que les futurs zietouniens ne viennent pas grossir les rangs d'un prolétariat intellectuel déclassé et abandonné à son propre sort:des perspectives de vie pleine et digne doivent entretenir la confiance parmi les étudiants...

  "D'ailleurs,il faut reconnaître,à l'actif de ces étudiants,que pendant tout le temps qu'a duré leur grève, ils se sont abstenus de tout trouble, de toute activité passionnelle, de toute manifestation ostentatoire....Il convient que le gouvernement ne fasse pas la sourde oreille...Le prestige du gouvernement n'aurait rien à perdre s'il venait à prendre à l'égard de ces étudiants une attitude paternelle....en leur marquant l'intérêt qu'il prend à l'avenir de leur Université et à leur avenir propre.Ce serait, nous pouvons l'affirmer en toute conscience, une belle tâche à entreprendre et le gouvernement de ce pays n'aurait pas du tout à le regretter."

 

Nous avons déjà souligné que Tahar Sfar considérait,à l'instar de tous les réformateurs qui l'ont précédés, que le développement de l'éducation constituait la meilleure voix pour une libération nationale porteuse de progrès réel dans notre pays et nous trouvons cette préoccupation constante à travers ses  très nombreux écrits sur le système éducatif, c'est ainsi que, par exemple, dans "L'ACTION" du 2 septembre 1937 il écrit sous le titre "La Question des Ecoles Coraniques"..."Des dizaines de demandes ont été adressées à la Direction de l'Instruction Publique pour l'ouverture d'écoles coraniques libres, de nombreux dossiers  ont été constitués;des enquêtes ont été faites ;partout des locaux sont prêts à recevoir les enfants qui courent dans les rues ; des bienfaiteurs ont effectué d'énormes dépenses pour l'affectation de ces locaux à l'enseignement .Malgré tous ces efforts déployés ,malgré le désir exprimé par l'opinion publique de voir donner une solution favorable à cette question des écoles coraniques,les demandes continuent à moisir dans des dossiers poussiéreux.Un mois nous sépare de la rentrée scolaire;au mois d'octobre prochain,des centaines ,des milliers d'enfants peut-être vont être refusés aux écoles ,faute de places pour les recevoir;et, pendant ce temps il y aura dans un grand nombre de villes des locaux vides  et des maîtres qui n'attendent pour commencer leur oeuvre d'éducation et d'instruction de ces malheureux petits qu'un effort de bonne volonté de la part d'une Direction qui a été instituée non pour contrecarrer l'instruction et s'opposer à sa diffusion,mais plutôt pour la favoriser et en assurer par tous les moyens le développement.

  Qu'a-t-on à craindre en effet?Et pourquoi,tout d'un coup, cette résistance à agréer les demandes présentées, ce désir de s'esquiver, ces lenteurs de procédures?L'expérience faite dans le passé, on ne saurait le nier sans mauvaise foi,est concluante:Les écoles coraniques ouvertes jusqu'à ce jour ont donné de bons résultats; elles ont aidé à la diffusion de l'instruction dans le pays;sans concurrencer les écoles gouvernementales,elles ont en quelque sorte complété leur oeuvre;partout ,à Tunis,à Ksar-Hélal,à Mahdia la population n'a eu qu'à se louer du zèle du personnel appartenant à ces écoles et de leur rendement;aucune plainte ne s'est élevée à ce que nous sachions qui puisse constituer une accusation quelconque à l'encontre de ces établissements,soit pour ce qui concerne l'oeuvre même de l'enseignement ou de l'éducation soit pour ce qui touche à la moralité......Au moment où les pouvoirs officiels eux-mêmes avouent leur impuissance à répondre à la demande de la population en matière d'enseignement,au moment ou le gouvernement proclame sa carence,il est juste,...que l'initiative privée se charge d'une partie au moins de ce service public;l'empêcher de remplir ce devoir sacré ne peut être qu'une iniquité intolérable....Toute la Tunisie qui attache un grand prix à ce problème de l'instruction, attend dans l'anxiété que le gouvernement réponde favorablement à ce voeu de tout un peuple.

 

 

POUR UN ROLE DE PREMIER PLAN DE LA FEMME.

Appuyant, avec une très forte  conviction ,les idées de Tahar Hadad, Tahar Sfar a souvent tenter d'expliquer que l'islam bien compris a oeuvré pour une authentique libération de la femme,et il a toujours pensé que l'émancipation de la femme notamment par l'éducation et l'enseignement constituait un facteur déterminant de progrès de la future  société tunisienne .C'est ainsi qu'il écrit dans le numéro 3 de la revue "Leila"de mars 1937sous le titre"Le droit musulman et le mouvement féministe moderne":"Un vaste mouvement féministe s'observe depuis un demi-siècle environ dans tous les pays d'islam,plus ou moins contrecarré dans son action par les forces conservatrices .....Depuis la guerre,principalement,ce mouvement a pris une ampleur considérable et réalisé ou amorcé dans la condition sociale et juridique de la femme musulmane de grandes transformations.L'évolution est plus ou moins poussée suivant les pays.c'est ainsi qu'en Turquie,on peut dire qu'elle a atteint son point culminant et abouti à une révolution complète;mais partout l'on constate la volonté de réagir contre les moeurs et les coutumes d'un passé récent."

 "Bien entendu l'opposition gronde parfois au nom de la religion, du droit musulman,des bonnes moeurs même, et oblige à plus de réserve les partisans des réformes.Certains de ces féministes des pays musulmans,dans leur désir de faire accepter leurs réformes par les masses clament que la source de ces réformes se retrouve dans le droit musulman dans son état de pureté,notamment dans,le Coran ou la Sounnah et que toutes les revendications du féminisme moderne sont en quelque sorte islamiquement réalisables.D'autres, au contraire,voulant couper toute attache avec le passé et rompre avec toutes les traditions,déclarent que rien ne peut se faire dans ce domaine avec le concours de la religion,le droit religieux étant,d'après eux, responsable de l'état d'infériorité de la femme dans les différents pays musulmans.La vérité ,d'après nous,ne peut se rencontrer dans ces affirmations extrêmes;le droit musulman ne mérite,peut-on dire,ni cet excès d'honneur,ni cette indignité.

 Sans cadrer avec les différents aspects du féminisme moderne,sans prétendre réaliser les revendications extrêmes de ce féminisme,il reste néanmoins, dans un très grand nombre de cas, très libéral à l'égard de la femme,beaucoup plus libéral que ne peuvent le laisser croire les coutumes et les traditions qui ont pesé de tout leur poids sur les rapports entre époux dans les différents pays musulmans,d'un libéralisme qui souvent l'emporte sur celui d'un grand nombre de législations européennes même dans la période actuelle.C'est ainsi que beaucoup d'européens sont surpris,profondément surpris quand on leur apprend que le droit musulman reconnaît à la femme mariée une capacité civile pleine et entière qui lui permet non seulement d'administrer ses biens, mais d'en disposer d'une manière absolue.Il convient de dire qu'au début de l'Islam,la femme tenait une grande place dans le foyer et était consultée à propos de toute question importante qui intéresse la famille;le prophète lui même observait à l'égard de ses femmes une conduite empreinte du libéralisme le plus complet et basée sur la justice la plus stricte; comme ses actes autant que ses paroles faisaient foi;les recueils de hadiths ne manquaient pas de révéler dans ses moindres détails cette vie intime de notre prophète et même certaines petites scènes de famille;on trouve notamment dans les "TABAQUAATS"d'IBN_SAAD des détails circonstanciés et plein de saveur sur la parfaite correction et la délicatesse du prophète à l'égard de ses épouses.Même dans le dernier discours qu'il a prononcé à la Mecque et qui s'appelait "LE SERMON DE L'ADIEU"le prophète tint, dans des paroles émouvantes et fortes ,à recommander aux fidèles rassemblés,d'avoir à l'égard de leurs épouses et des mères de leurs enfants,l'attitude la plus juste et la plus douce.L'importance de ces actes et de ces paroles du prophète ne peut échapper à tous ceux qui savent que la "SOUNNAH"constitue une source essentielle du droit musulman,or ce droit en ce qui concerne la condition de la femme présente un caractère moyen en quelque sorte ,à égale distance entre l'extrême asservissement de la femme et son extrême affranchissement:s'il est vrai de dire qu'il ne fait pas de la femme la créature de l'homme,qu'il ne la soumet pas à ses caprices et ne tolère pas du mari les manquements aux règles de la bienséance qui doivent présider à la vie en commun dans le foyer,il est vrai de dire également qu'il astreint la femme à une certaine discipline,l'oblige à garder une certaine réserve et n'autorise en aucune façon les excès où semblent se complaire nos féministes modernes. Le droit musulman tel qu'il a été,tel qu'il se trouve développé dans un certain nombre d'ouvrages juridiques,permet un relèvement sensible dans la condition sociale et intellectuelle de la femme musulmane d'aujourd'hui,par la suppression de coutumes désuètes et de traditions millénaires rétrogrades,mais il n'autorise pas les excès que d'aucuns recherchent en se basant sur des absolus métaphysiques bien plus que sur les réalités de la vie .

  Aussi nos intellectuels que passionne cette question de la femme doivent-ils,au lieu de rechercher des exemples ailleurs que dans leur milieu,se plonger dans l'étude de ce droit empreint d'un libéralisme mesuré certes mais réel,afin d'y découvrir,au delà de traditions peut être équitables,des traditions plus anciennes aux-quelles ils pourraient accrocher le mouvement évolutionniste et réformiste dont ils escomptent être les pionniers et les artisans.

 Un livre comme celui de Rachid RIDHA dont on fête ces jours derniers le souvenir"APPEL AU SEXE DELICAT" est remplie de cet enseignement......"

 

Tahar Sfar, ne s'est pas uniquement préoccupé de la condition de la femme dans le droit musulman, dans le N° 7 de mars 1938 il essaye de présenter une rapide synthèse de la condition de la femme dans l'histoire de l'humanité."Beaucoup de personnes, écrit Tahar Sfar, s’’imaginent que la condition de la femme a suivi en quelque sorte, automatiquement les progrès de la civilisation et que les adoucissements apportés à cette condition, très précaire, aux premiers temps de l'histoire et de la préhistoire, sont dus à l'élévation du niveau moral  de l'humanité, à l'apport des nouvelles conceptions philosophiques et morales.Au fond, il n'en est rien. La condition de la femme a traversé, aux différentes époques de l'histoire et chez tous les peuples et peuplades de la terre, une série de phases auxquelles la morale est demeurée étrangère;c'est plutôt sous le coup des nécessités économiques qu'on a observé dans cette condition, les transformations les plus importantes et les plus durables."

 "Dans les sociétés primitives,la femme a joué un rôle économique extrêmement important;un grand nombre des découvertes et des inventions qui se sont produites  aux premiers âges de l'humanité ont procédé de l'imagination créatrice et du dévouement fécond de la femme;c'était d'ailleurs elle, bien plus que l'homme qui était le pivot de la famille;le rôle biologique de l'homme est demeuré complètement ignoré chez un grand nombre de peuplades primitives et la femme seule,dans son^rôle de mère ,groupait autour d'elle,les différents membres de la famille;chez un grand nombre de sociétés primitives,on a vu le mâle vivre dans la famille de son épouse,rattaché à cette famille et se dévouant pour elle."

 "Dans l'histoire de l'humanité,le régime du "matriarcat" où les droits de la femme étaient les seuls reconnus,où la parenté et l'héritage avaient lieu par les femmes,a précédé chronologiquement le régime patriarcal où l'intégralité du pouvoir a été transmise à l'homme qui a fini par devenir le chef incontesté,le maître absolu,ayant droit de vie et de mort sur la femme,pouvant même la transmettre entre vifs ou la léguer comme une chose ."

"Ce sont des transformations d'ordre économique qui ont été à l'origine de ce bouleversement dans la condition de la femme: la substitution de l'industrie,plus compliquée,à l'art agricole et surtout à la vie pastorale a permis au sexe fort d'assurer sa suprématie,d'arracher en quelque sorte l'autorité et le prestige à la femme;celle-ci a fini peu à peu par perdre le rôle économique de premier plan qu'elle assurait au sein de la cellule familiale et s'est vue ravalée au rang d'objet de luxe,destiné à satisfaire les exigences et à consentir au plaisir du sexe masculin, pendant longtemps elle fut l'esclave de l'homme,soumise à ses caprices,obéissant sa loi,courbée sous son autorité;elle mena longtemps une vie misérable,sans joie et sans grandeur et cessa d'être le moteur puissant, le centre d'attraction,le foyer de rayonnement qu'elle a été aux premiers âges de l'humanité.On vit,chose qui parait surprenante,la femme,en Grèce,du temps de Périclès par exemple, soumise à une loi plus dure que chez les Indiens de l'Amérique ou les peuplades de la Russie primitive: la civilisation,le progrès des arts et des lettres,loin de provoquer l'amélioration de sa condition a paru au contraire l'aggraver;il y a là l'une de ces contradictions qui défient la logique mais qu'explique néanmoins sans la justifier,la nature intéressée et portée vers la domination de l'homme."

  "Les religions révélées ont été une réaction contre l'état d'asservissement de la femme et les conséquences fâcheuses du régime patriarcal;elles ont essayé d'introduire des éléments de morale dans cette organisation basée uniquement sur l'intérêt.Le Christianisme fit du mariage un sacrement et posa comme principe essentiel, l’indissolubilité du lien matrimonial. L’Islam, tout en ayant une conception plus souple de l'union conjugale, favorisa le mariage et, réagissant avec netteté contre les moeurs de l'époque, éleva résolument la condition de la femme;le sermon d'adieu du prophète fut un appel pathétique, d’une émotion intense en faveur de la femme."

 "Malgré la précision et la force de ces commandements religieux,la condition de la femme continua,nonobstant de sensibles améliorations,à être précaire,sous l'effet des circonstances économiques et de certaines institutions,telle que l'esclavage.La femme fut de plus en plus choyée et aimée,mais toujours en tant qu'objet de plaisir,destinée à satisfaire les appétits du sexe fort et non pour ses valeurs d'humanité,ses possibilités de création et de production scientifique ou artistique.Il fallut pour assurer l'émancipation de la femme,que s'engageât la lutte contre le régime économique lui- même;l'avènement de la grande industrie,en assurant de plus en plus le triomphe de la femme ouvrière,libéra définitivement la femme de ses liens,éleva sa condition et en fit l'égale de l'homme dans tous les domaines;mais elle désorganisa en même temps la famille et démantela le foyer.Tant il est vrai qu'ici bas il est extrêmement difficile de réaliser les positions d'équilibre qui sont,au point strictement humain les meilleures positions;l'humanité est condamnée à toujours aller,comme dans un mouvement de pendule,d'un extrême à l'autre."

    "Ainsi la petite industrie qui a succédé au régime agricole et à l'état pastoral,fit de la femme une esclave ,et de l'homme un tyran.La grande industrie,au contraire,en réalisant l'émancipation complète de la femme brisa le lien qui devait en faire l'associée de l'homme et détruisit le foyer.Ce fut là l'origine de la crise sociale des temps présents et peut)être que cette idée n'est pas étrangère aux affreux bouleversements et à l'inquiétude auxquels on assiste aujourd'hui;car les familles étant en quelque sorte des corps intermédiaires entre l'Etat et les individus,elles assurent d'autant mieux leurs fonctions d'éléments de stabilité et de paix,qu'elles sont elles mêmes mieux organisées et plus cohérentes.Si dans une société donnée,les individus se sentent et s'apprécient plus comme individus que comme membres de telle ou telle famille,autrement que pères,mères ,fils, frères,etc;ils se trouvent naturellement beaucoup plus portés à se laisser imprégner de certaines mystiques,plus ou moins dangereuses;car chez eux le sentiment de brièveté de la vie humaine l'emporte sur l'idée de permanence de la famille;au contraire quand dans un pays donné,se développent le sentiment de la famille,les idées d'ordre,de stabilité,de paix se développent aussi et s'enracinent;la société cherche à se maintenir et use pour y parvenir des moyens les plus pacifiques.De cette analyse il résulte que pour lutter contre les guerres il faut fortifier l'institution de la famille,il faut revenir à l'enseignement de la religion et tempérer l'ardeur que ressent le sexe faible pour une émancipation totale et sans limites qui est à la véritable émancipation ce que la licence est à la liberté."

   "La femme peut et doit être libre;mais elle n'a pas besoin pour cela de briser tous liens avec son mari,ses enfants,de "vivre sa vie" pleinement,sans se soucier de la fonction essentielle qui lui est dévolue comme mère,d'abord,comme épouse ensuite;qu'elle se souvienne qu'à l'aube de l'Humanité,elle a été la "déesse"véritable du foyer,son ange gardien,qu'elle fut celle qui a fait progresser les pratiques agricoles et les travaux artisanaux tels que la poterie,la vannerie,le travail du bois  et même la construction et qu'avant d'avoir l'idée de donner à leurs dieux figures de patriarches,les anciens avaient pour coutume de les représenter sous les traits de déesses."  

 " La femme doit évoluer certes, mais en conservant le sentiment de sa féminité et en cherchant toujours à assurer de mieux en mieux, le rôle qui lui est échu et dont la grandeur ne peut être mise en doute."

Sincèrement convaincu de la noblesse et de l'importance du rôle de la femme Tahar Sfar revient sur ce sujet encore une fois en écrivant dans le numéro 5 de la même revue "Leïla" du mois d'octobre 1939"...Ce rôle est immense,de premier plan;son importance augmente de jour en jour à mesure que se développe la science..."

  "Ainsi, on peut dire, avec raison, que la science, après avoir éloigné la femme de son foyer, tend à la replacer chez elle, à la réconcilier avec les siens, à la rapprocher de son mari et de ses enfants."

  Mais la femme,réintègre son foyer, sans rien abdiquer de sa liberté reconquise;elle entend désormais partager son temps entre ses occupations du dehors et les joies que peut lui procurer son séjour au sein de sa famille;elle entend apporter à sa famille les fruits de l'expérience qu'elle a acquise par son contact avec l'extérieur,par sa vie dans cet air libre qu'elle a respiré;elle retourne au foyer,non pas en femme claustrée,opprimée et recluse,de nouveau dominée et esclave,instrument de plaisir et objet d'apparat,mais en femme libre qui veut reprendre fièrement et de son propre gré son oeuvre d'altruisme faite de sacrifice et de dévouement....".

 "L'Etat doit l'aider dans cette tâche, à laquelle elle voudrait désormais se consacrer, en lui assurant une protection efficace contre tous les ennemies, quels qu'ils soient, ceux du dehors et du dedans:...."

 Quand on sait qu'aujourd'hui de nombreux prospectivistes nous laissent entrevoir un XXIe siècle qui verra le triomphe des valeurs féminines on comprend aisément que la pensée de Tahar Sfar, autant que celle de son compatriote Tahar Hadad, en ce qui concerne le rôle de la femme était prémonitoire.

Il faut souligner que pour Habib Bourguiba comme pour Tahar Sfar et la majorité de leurs compagnons du Parti Néo-Destour, l’Islam est une religion de paix universelle , de progrès et de «  joie de vivre ».Ces militants pour la libération nationale de la Tunisie  ont tous pensé que le monde musulman a régressé et a décliné quand on a arrêté le mouvement de «  l’Ijtihad » dans l’exégèse de la religion musulmane. La Tunisie pionnière devait reprendre le «  flambeau d’une lecture constamment actualisée du livre saint, le Coran. » pour concilier les valeurs de la modernité avec un Islam ouvert, tolérant et à la pointe de l’humanisme universel……..

 

« L'ORDRE PUBLIC ET LA TRANQUILITE DE LA SOCIETE N'ATTEIGNENT UN DEGRE ELEVE QUE DANS LES SOCIETES OU LA LIBERTE DE LA PRESSE EST ENTIERE »:

Avec la nécessaire réforme du système éducatif et l'émancipation bien comprise de la femme, Tahar Sfar considérait que la liberté de la presse est un des fondements de la société de progrès et déjà en mai 1931 dans les colonnes de "La Voix du Tunisien" il écrit sous le titre"La liberté de la presse en Tunisie":"Pendant que le peuple Tunisien s'apprête à fêter à sa manière, sans faste et sans apparat, l'avènement de la nouvelle année, de l'année 1350 de l'hégire, voilà qu'un gros nuage survient à l'horizon: deux journaux arabes, l'un quotidien, En- Nahda, l'autre hebdomadaire, El-Ouazir, sont suspendus par le même arrêté ministériel qui porte-ô ironie!-la même date que le Traité du Bardo."

"Ainsi cinquante ans sont passés depuis le jour qui marque officiellement l'avènement du protectorat en Tunisie et l'on est encore au stade de l'application rigoureuse aux journaux de ce pays, des lois draconiennes par lesquelles on refuse à la Pensée le droit de s'exprimer librement et aux diverses opinions celui de s'affirmer pleinement en public."

 "On nous a parlé de progrès réalisés, de transformation effectuées, de perfectionnements apportés;l'acte de répression qui vient d'atteindre le même jour deux journaux arabes et de frapper le peuple Tunisien dans deux de ses organes les plus précieux, prouve mieux que tous les raisonnements que, sur le terrain moral principalement, on n'a fait que rétrograder."

  "Les liens sont tellement étroits entre ce domaine et le champ d'activité économique que la vie, même matérielle, se retire d'un peuple, lorsque parvenu au stade où il lui faut exprimer fortement et franchement ses idées, où il faut à ses élites discuter sur les solutions aidant au relèvement économique et social, il se voit néanmoins obligé par un régime qui l'étouffe, à ronger son frein en silence ,à taire ses appréhensions et ses désirs, à refouler au plus profond de lui même ses douleurs et ses peines."

 "Il y a longtemps que nous savons que la Tunisie est privée de ce qu'on appelle communément dans les pays d'Europe la liberté de la presse, liberté qui n'a été acquise, en France même, que tardivement et au prix de mille efforts;mais nous nous  plaisions à croire que notre Résident actuel se garderait bien de faire application,  aux journaux de ce Pays, de nombreux textes législatifs, dépassés en la matière et surtout des fameux décrets de 1926 qui punissent même l'intention et que le prédécesseur de Monsieur Monceron ,pour calmer l'opinion, a promis un jour de laisser tomber purement et simplement en désuétude;nous nous plaisions à croire que le successeur de monsieur Lucien Saint, tiendrait à honneur de marquer son séjour en Tunisie, par une politique des plus libérales qui serait la meilleure récompense pour un peuple que tous les Officiels ont proclamé " résolument pacifique" et qui ne mérite par conséquent pas le sort rigoureux qui lui est fait actuellement."

 "Malheureusement, nous sommes obligés de déchanter: Hier, la Résidence informe qu'une plainte a été déposée par le Directeur de l'Instruction Publique contre notre journal, parce que le Directeur de celui-ci aurait exprimé une parole qui aurait paru un peu vive , quoique vraie ,au milieu d'un débat sur l'usure appuyé sur une étude scientifique et objective de ce terrible fléau que tout le monde ,y compris nos gouvernants, avait stigmatisé et contre lequel, de l'avis de tous ,une lutte acharnée et poussée ,doit être vigoureusement menée."

 "Aujourd'hui on interdit deux journaux, dont un quotidien à très fort tirage, qui longtemps a été accusé d'être l'organe semi-officiel du gouvernement, et qui, s'étant ressaisi et ayant exprimé, avec les multiples atténuations et réserves, quelques vérités d'ordre politique et social, se voit brusquement victime des foudres officielles, l'Autorité ayant complètement oublié son passé d'ami,de conseiller prudent pour ne se souvenir que de quelques critiques-fort innocemment exprimées ,d'ailleurs."

  "On demeure stupéfait à imaginer l'état lamentable de notre Presse Tunisienne, réduite à cinq hebdomadaires en langue arabe, paraissant régulièrement et deux quotidiens, tous à Tunis;c'est une misère! Le gouvernement, soucieux du bien public, aurait dû encourager la parution de nouveaux journaux, tant pour avoir vue sur l'opinion publique, que pour contribuer à son éducation;par un renversement malheureux de l'ordre naturel des choses, on trouve ce nombre trop fort pour un pays qui compte deux millions d'habitants, et, en un trait de plume, par un arrêté qui n'a même pas besoin d'être motivé, par une décision administrative prise souverainement sans recours possible, on empêche de paraître deux de ces journaux; on condamne à la mort intellectuelle, les milliers de lecteurs qui se plaisaient à travers ces rares pages imprimées, à suivre jour par jour, les nouvelles du monde et celles de leur pays, s'échappant pour de courts instants, à la prosaïque tâche quotidienne;on prive de leur gagne-pain et on livre à l'affreuse misère les trente-cinq personnes employées au quotidien, ainsi que les familles qui sont à leur charge."

  Pourquoi une telle rigueur dans la répression? La Dépêche Tunisienne mentionne laconiquement: "Cet arrêté a été pris à la suite de la campagne de dénigrement systématique et d'attaques tendancieuses que ces deux journaux menaient depuis plusieurs mois contre les institutions du protectorat, et qui était de nature à troubler l'ordre public dans la Régence."

  "Il suffirait de traduire quelques articles pris n'importe où, dans ces deux journaux, pour faire justice d'une telle assertion;on y verrait au contraire, une critique pondérée, objective, sans parti-pris, de ces institutions;la Nahda, même a toujours limité son exploration au domaine économique et social, évitant presque toujours les coups d'œil "dangereux" dans le domaine proprement politique ,bien qu'en réalité il ne doive pas être interdit à des citoyens de discuter les questions politiques qui concernent leur pays."

  "La prudence devenue proverbiale du journal " la Nahda" n'a pas empêché le gouvernement d'en prononcer la suspension!"

 " Le gouvernement entend-il donc imposer silence à l'opposition, quelque modérée qu'elle soit, et ne plus conserver que les journaux à sa dévotion? Veut-il désormais vivre au milieu des sourires factices et des airs de convention, sans jamais prêter l'oreille aux plaintes qui montent d'un Peuple qu'écrase une crise terrible, ni faire attention aux mouvements qui le secouent?"

 "La Tunisie,elle, qui veut vivre, conserve en tête ses revendications ,la liberté de la presse et l'abolition des décrets de 1926 ;plus que jamais, en cette période de souffrances et de misères, cette liberté apparaît comme indispensable à la Nation; Aussi poserons-nous résolument le problème devant le congrès général de La Ligue Des Droits de l'Homme et du Citoyen qui se réunira bientôt à Vichy pour discuter de diverses questions relatives à la colonisation. Cette Ligue, comme son l'indique suffisamment, défend les droits de l’homme, sous toutes les latitudes;elle est gardienne des belles traditions révolutionnaires issues de la France de 1789, de ces traditions que cette nation, dans un élan de désintéressement et de foi, a exprimées vigoureusement dans la fameuse Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et qui ont été répétées ou sous-entendues dans toutes les constitutions ultérieures. Depuis, les hommes se sont faits malheureusement plus pratiques, surtout quand il s'est agi des colonies;ils firent de la discrimination entre leurs semblables et usèrent d'arguments spécieux pour priver un grand nombre d'entre eux des droits " prétendument inviolables et imprescriptibles"

 "Heureusement pourtant que la ligue des Droits de l'Homme, vient de se souvenir des devoirs sacrés qui lui incombent; son Bureau Central vient de voter une motion qui nous satisfait pleinement. C'est dire, que nous n'avons nullement l'intention ,comme nos adversaires nous le reprochent, de "jeter les Français à la mer".Nous avons tout lieu de croire que cette motion sera approuvée par le congrès;et alors nous demanderons aux membres de celui-ci de passer des paroles aux actes et de mettre tout en branle pour aboutir à l'internationalisation des questions coloniales et à la création auprès de la Société Des Nations, d'un organisme chargé de les mettre à l'étude et de recueillir les pétitions que lui adresseront les intéressés"

 " Ainsi il apparaît que souvent des événements circonscrits et localisés comme la suppression d'un journal dans un pays donné, si petit soit-il par la place qu'il occupe dans la carte géographique, peuvent être le prélude de transformations profondes dans l'ordre des choses proprement humain"

  "La destruction, dans le présent, peut être la cause de créations futures qui la dépasse en ampleur et en portée et des faits en eux-mêmes malheureux sont la plupart du temps à l'origine de grandes et d'heureuses réformes."

 

 Tahar Sfar reviendra souvent dans ses différents articles authème de la liberté de la presse,c'est ainsi qu'il écrit encore dans "L'Action Tunisienne" du 22 décembre 1932:" Il est inconcevable qu'à une époque où toutes les opinions ont besoin de s'exprimer,où la nécessité sociale la plus évidente exige qu'elles s'expriment en toute liberté,pour éclairer le législateur sur les aspirations de la Nation,les difficultés de l'heure présente,et les solutions qui s'offrent pour les résoudre,il est inconcevable qu'à un tel moment,on continue à pratiquer en Tunisie le régime du bâillon par l'asservissement de la presse et le système des interdictions et des refus injustifiés."

 "La suppression qui se renouvelle sous nos yeux,des journaux et des revues qui déplaisent à l'administration,soit par les articles qui s'y insèrent,soit par la couleur politique des personnes qui y écrivent,constitue une atteinte,sans cesse répétée,et intolérable,au droit des gens,et à l'un des principes les plus sacrés de tout régime démocratique qui se respecte: savoir la liberté pour tout citoyen d'exprimer publiquement ses opinions,par la parole ou par la plume.....Et lorsque l'opinion qui s'exprime,ou veut s'exprimer,appartient au domaine de la science pure ,au champ de la recherche désintéressée et positive et c'est le cas des revues,telle que la revue "EL Alem",récemment supprimée,la défense faite à cette opinion de se révéler,n'est plus seulement la résistance au plus sacré des droits individuels,mais aussi une atteinte au droit de la société entière,éprise de plus de lumière et de vérité."

  "Que si l'on invoque des raisons tirées de l'ordre public,de la tranquillité de la rue,alors il est facile de répondre que cet ordre et  cette tranquillité n'ont jamais atteint un degré aussi élevé que dans les pays où la liberté de la presse est entière et n'est limitée que par la nécessité de ne pas porter atteinte à l'honneur et à la considération des personnes,dans leur vie privée;jamais,à aucun moment,on n'a constaté que cette liberté ait engendré des troubles quelconques."

 "Bien plus sous un régime de liberté toutes les opinions s'expriment et s'affrontent parallèlement et aucun des groupes qui luttent, n’éprouve la nécessité de recourir aux moyens violents: partout l'on se dit que la vérité finira par triompher grâce à sa force de persuasive que l'on aboutira bientôt à une ère de bonheur et de prospérité."

    "Lorsque,par contre,on prive un parti politique important et qui compte de nombreux adhérents,du droit de répandre librement ses idées,de faire entendre sa voix,alors ,mais alors seulement,en raison de l'oppression qui s'exerce,l'esprit révolutionnaire s'éveille,se développe;un vent de révolte souffle et l'on songe aux moyens de secouer un joug qui devient trop lourd."

    " Ainsi l'eau, qui se répandait librement sur de vastes étendues, lorsqu’elle vient à être emprisonnée dans d'étroits espaces, entre en fureur et tend à briser les digues qu'on lui oppose: Loi non seulement sociologique mais physique."

    "Ce raisonnement est tellement évident que c'est dans les pays qui ont eu à souffrir d'un régime de dictature, que l'on a vu se former, malgré et contre tous, des associations secrètes et se développer les mouvements révolutionnaires, à tendance nettement violente."

 " Aussi,est-il d'une très mauvaise politique et d'une administration déplorable,d'essayer de briser un mouvement aussi ample,aussi étendu que le mouvement destourien,en supprimant les organes qu'il s'adjoint et en refusant systématiquement à autoriser la parution de tous ceux qu'il essaie de créer."

  " Croit-on par là couper les ailes à un parti qui compte, à travers la Tunisie, des centaines de milliers d'adhérents, dont la fougue militante n'est pas près de s'éteindre?"

   "Croit-on empêcher la progression de l'idée nationale qui pousse le peuple tunisien tout entier vers la réalisation de sa libération,et l'anime de ce vouloir vivre collectif qui est à la base de tous les mouvements d'émancipation anciens et futurs,alors que cette idée nationale est à l'heure actuelle,par suite de nombreux facteurs qui se sont exercés,une réalité tangible et saisissable,présente aux cerveaux de tous les tunisiens,non seulement de ceux qui appartiennent aux générations montantes,mais même des représentants des vielles générations,elles aussi remuées par le désir de respirer à plein poumons,l'air pur de la liberté."

   " Les perturbations les plus graves ne prennent naissance que lorsque des Gouvernements, oubliant leur mission qui est de développer partout l'instruction et de réaliser l'harmonie des intérêts individuels et de l'intérêt général, cherchent au contraire à opposer une résistance systématique et acharnée à la progression de certaines idées-forces en vue de faire régner l'obscurantisme, à la faveur duquel ils espèrent durer ,appuyés qu'ils sont sur des oligarchies financières, des puissances d'argent."

  Mais la poussée des foules, éprises d'idéal, de vérité, désireuses de connaître les maux dont elles souffrent, les véritables causes de leur misère et de l'ignorance où on les plonge, brisent les digues qu'on essaie en vain d'élever autour d'elles, pour les maintenir dans un état de sujétion."

  "Les gouvernements bien inspirés évitent ce choc brutal, par les libertés qu'ils accordent aux peuples dont ils ont la charge;ils s'appuient sur les masses plutôt que sur une minorité puissante de gros financiers et s'assignent comme but celui d'assurer le bien-être du plus grand nombre et non l'enrichissement de quelques élus."

  "Tout récemment, le gouvernement, obéissant sans doute aux tendances libérales du nouveau parlement de France, a accordé au peuple tunisien la liberté syndicale, en spécifiant que les droits seront égaux pour les français résidant dans ce pays, et les tunisiens."

  "C'était la une bonne chose à retenir à l'actif du gouvernement,un progrès réalisé.Mais comment concilier les tendances libérales que révèle ce décret tout récent sur la liberté syndicale,et le maintien,bien plus,l'application sévère des décrets de 1926 sur la presse,application qui a abouti à la suppression de la revue "EL Alem",écrite en langue arabe et destinée,dans l'esprit de ses fondateurs,à propager la culture arabe et à faire connaître aux lecteurs l'histoire de la Tunisie?"

  "Un gouvernement peut-il sans être taxé d'illogisme et de contradiction, se montrer libéral, animé de bonnes intentions, dans un domaine déterminé de l'activité sociale, puis, dans d'autres domaines exercer une dictature que rie ne justifie......"

    "....un gouvernement indécis,tiraillé dans différentes directions,qui accorde de temps en temps de petites concessions par crainte de l'impopularité,sans s'engager à fond dans la voie des grandes réformes qui, seules, sont de nature à sauver un pays entier de la ruine totale et un peuple de l'anéantissement,un gouvernement qui tergiverse en un mot,qui ne se résout point à l'application d'une politique ferme et résolue,conçue et réalisée dans l'intérêt des masses gouvernées,qui se contente de suivre au jour le jour les événements,sans les commander,qui retire d'une main ce qu'il  accorde de l'autre,qui hier,vous accordait par un trait de plume la liberté syndicale,faisant preuve d'un parfait libéralisme,et aujourd'hui,par un autre trait de plume,vous supprime une revue et vous en refuse une autre,un tel gouvernement, à la vérité,renonce délibérément à sa mission créatrice,à sa mission de sauveteur,de réformateur."

  "A une époque de crise violente qui risque de tout emporter, comme celle que nous traversons, le peuple a surtout besoin de réformes profondes et complètes, donnant entière garantie au pays pour assumer son destin."

  "L'une de ces réformes, et non la moins importante, c’est l'octroi de la liberté de la presse et l'abolition de la législation qui l'étouffe."

 

 

Tahar Sfar a couvert par ses écrits des thèmes divers se rapportant aux rapports de la culture et de la technique,à la définition du concept de civilisation,aux rapports entre les valeurs matérielles et les valeurs morales,entre Orient et occident entre la langue arabe et la notion de patrie tunisienne;il nous a également parlé de la décadence des industries tunisiennes,de la famille,de la justice tunisienne,de la souveraineté tunisienne ,des revendications politiques ,économiques et sociales tunisiennes,de la fiscalité,des tendances sociales de la littérature arabe contemporaine.Il a été,à l'époque, un des rares intellectuels tunisiens à dénoncer publiquement par une série d'articles dans la revue "Leïla" les dangers du nazisme et des conceptions racistes d'Hitler et cela dés l'année 1939 alors que ce totalitarisme était à son apogée.nous allons dans les pages qui suivent soumettre à l'attention des lecteurs de très larges extraits d'une partie des écrits de Tahar Sfar qu'il faut bien entendu placer dans le contexte de la période de leur publication qui s'étend de 1931 à 1942.Nous laisserons aux lecteurs le soin de découvrir ce qui reste d'actuel dans ces écrits qui permettent par ailleurs de mieux saisir la personnalité de leur auteur.

 

 

IL N'Y A PAS NECESSAIREMENT DIVORCE ENTRE LA TECHNIQUE ET LA CULTURE.

  "Il y a, écrit Tahar Sfar, une différence profonde et capitale entre la "culture" et ce qu'on est convenu d'appeler la "technique"et, souvent, la confusion la plus absolue règne, dans les définitions qu'on donne à ces deux termes;on aboutit de la sorte à de grossières erreurs et à de faux jugements;car, il faut bien définir les termes pour avoir les idées claires et bien juger:

 "La technique,c'est l'ensemble des procédés,des méthodes,des recettes par lesquels,dans chacun des domaines de la connaissance humaine,on peut aboutir à des résultats quelconques,pratiquement utiles,à des résultats utilisables par l'homme,pour la satisfaction de ses besoins matériels ou moraux: ces procédés,ces méthodes sont,en général,aisément transmissibles par l'enseignement et peuvent être facilement importés d'un pays dans l'autre;on peut les apprendre et les transmettre à d'autres;c'est ainsi qu'on peut parler d'une technique du droit,d'une technique de la médecine,d'une technique du théâtre,d'une technique du commerce et de l'industrie,etc...

 " Plus spécialement, la"technique" s'applique aux différents arts et métiers par lesquels se développe et s'intensifie l'organisation matérielle des pays qui sont entrés dans le courant de la civilisation moderne;tels sont par exemple: l'art de l'ingénieur, de l'architecte, de l'homme d'usine, etc...

  " La "culture" a une signification différente et s'applique à un ordre d'idées essentiellement distinct: elle désigne plutôt,peut-on dire,les modes de penser,de sentir,de vouloir,acquis par un peuple donné,au cours de son histoire,l'ensemble de ses conceptions,de ses manières de réagir,de se comporter en face des événements,tout ce qui fait son originalité,"son génie national";la culture désigne aussi tout l'héritage des richesses morales transmises à ce peuple par l'ensemble des générations précédentes,les traditions,les coutumes,les usages qui lui ont été légués,soit par les ancêtres,soit par les peuples avec lesquels il est entré en contact,ou dont il a subit la domination;tout cela constitue la culture,qui est comme on le voit ,quelque chose d'essentiellement interne,quelque chose de plus profond et aussi de plus précieux que la technique, qui est relativement plus facilement transmissible: la culture ne s'apprend pas en quelques jours;elle pénètre peu à peu les peuples et les individus à la suite d'une longue fréquentation,d'un contact prolongé;pour profiter de la culture d'une nation,il faut fréquenter des années et des années ses bibliothèques et ses facultés,lire ses ouvrages,visiter ses musées,écouter ses maîtres;etc...

 "La technique s'acquiert sans qu'il soit besoin de changer ses habitudes,ses conceptions,ses modes de penser,de vouloir: elle peut se superposer à une culture qui lui est entièrement différente et faire bon ménage avec elle: une technique moderne peut ainsi s'allier chez la même personne avec une vielle culture;mais il n'en est pas de même de la culture;on peut certes allier deux cultures;mais pour cela,il faut les rapprocher l'une de l'autre,les corriger l'une par l'autre,leur donner un même air de famille,pour arriver ensuite à les superposer ou même à les mélanger et à les fondre ensemble,à réaliser par la combinaison de leurs éléments une forme de culture,originale et nouvelle;et ce travail d'adaptation est souvent pénible;il donne lieu parfois à de véritable crises,bien douloureuses,à des cas de conscience et peut produire à un moment donné une véritable anarchie dans les idées et les sentiments;mais à la longue,tout finit par s'ordonner,par s'arranger selon les lois de la culture la plus forte,de celle qui finit par imprégner le plus puissamment la personnalité du sujet."

   "Il y a des pays à forte culture et à technique rudimentaire, superficielle;dans ce groupe, on peut faire entrer un certain nombre de pays d'Islam, par exemple dont la technique n'a pas eu au cours des siècles l'évolution de leur culture et dont l'éveil à la civilisation moderne date seulement des dernières années."

  "Il y a par contre des sociétés où la culture est encore en formation ou simplement empruntée à la culture d'autres peuples mais qui se distinguent néanmoins par une technique très avancée:ce sont les nouveaux pays, fortement industrialisés, placés sous le régime de la grande industrie capitaliste dont l'élément essentiel est la machine."

 Il y a enfin les pays à vielle culture et à technique moderne, tels que les pays d'Europe et principalement le groupe latin."

  "La technique caractérise la civilisation quantitative qui frappe l'esprit surtout par la quantité des produits,des articles de toutes sortes,des marchandises qu'elle lance dans le monde,surtout des produits et article en séries,dus au travail des machines: La culture est à la base de la civilisation qualitative qui se résout essentiellement en qualité de l'esprit,de l'âme,en mode de penser,de sentir,de vouloir,en traits intellectuels et affectifs ou en actes moraux."

  "La technique est force , puissance;la culture est finesse,délicatesse,beauté;la technique est poids,masse ,volume;la culture est esprit,éther;l'art grec,voilà de la culture;l'usine américaine,voilà de la technique.

 "Maintenant,il n'y a pas nécessairement divorce entre la technique et la culture;très souvent,elle se complètent,se prêtent naturellement appui,réagissent l'une sur l'autre et font bon ménage ensemble;une belle culture s'allie ainsi à une puissante technique et toutes deux contribuent à donner à la société qui en est pourvue l'armature politique et économique qui fixe sa place dans le monde et lui assigne son rang dans le concert des peuples civilisés."

 "Une culture est d'autant plus appréciée,elle a d'autant plus de valeur,qu'elle est plus vielle,qu'elle fait date,pour ainsi dire, qu'elle a plus d'histoire,qu'elle remonte quant à ses origines à une époque plus ancienne;mais il faut qu'elle ait été renouvelée par des apports successifs,un flux incessant d'idées nouvelles,de sentiments nouveaux;il faut qu'elle ait été sans cesse fécondée par d'autres cultures: une vielle qui se cloître,qui par orgueil se referme sur elle même et s'isole,se condamne elle-même à l'étiolement et au dépérissement: elle finit par se déclasser,par perdre son rang et ne conserve plus qu'une valeur historique;les sociétés à vielle culture stationnaire sont des sociétés qui piétinent sur place et se maintiennent dans un état d'infériorité proche de la barbarie: leur culture a beau être raffinée,d'un genre élevé,l'esprit de conservatisme dont elle s'imprègne,en empêchant son adaptation au courant moderne,sa coopération au progrès général,son évolution détermine son impuissance,sa stérilité,en quelque sorte et la rend incapable de jouer le rôle de levier par rapport à la société qui en est pourvu."

  "La technique, au contraire,apparaît d'autant plus parfaite qu'elle est plus moderne,qu'elle résulte de l'application des conceptions scientifiques les plus récentes;les vielles techniques sont abandonnées ou n'existent que comme routines,dans les sociétés attardées;les pays neufs qui sont entrés résolument dans le courant de la civilisation moderne sont obligés par la force même des choses de renouveler constamment leur technique,de se mettre sans cesse à la page,en suivant incessamment le progrès scientifique qui procède par bonds autour d'eux."

  "On peut s'imprégner d'une certaine culture,sans ressentir en soi-même,profondément,intensément,une sympathie pour cette culture et pour le peuple ou la société qui la représente: c'est là pourtant une condition primordiale,essentielle,capitale pour prétendre à la véritable connaissance de cette culture;tandis que pour apprendre une technique,aucune condition,aucune condition d'un ordre affectif quelconque,n'est requise: là le terrain est absolument neutre;la transmission d'un procédé de fabrication,par exemple,se fait en quelque sorte ,automatiquement,il y faut simplement le minimum d'intelligence et les qualités d'esprit nécessaires pour donner lieu à l'effort de compréhension exigé; mais pour comprendre,pour sentir les beautés d'un morceau de poésie,pour pénétrer l'état d'âme d'un poète,pour admirer en lui,l'ensemble des générations dont il est issu et dont il traduit le plus souvent,dans ce morceau,la manière de penser,de sentir et de vouloir,pour saisir,en lui,le passé de la nation à la quelle il appartient,les richesses morales transmises au cours de ce passé,il faut autre chose qu'un simple comportement de l'esprit,de l'intelligence;il faut surtout et essentiellement des qualités de coeur, des états d'âme,une attitude affective positive et réelle."

 

ON PEUT AGIR SUR UNE CIVILISATION DONNEE PAR UNE ACTION APPROPRIEE.

 " Quand on parle d'une civilisation, de la civilisation européenne, par exemple, les avis les plus divergents, les opinions les plus différentes, sont exprimées: les uns louent, les autres dénigrent.

  "Chaque civilisation a ses adorateurs et ses détracteurs, ses adversaires déterminés et ses partisans:

  "C'est qu'une civilisation donnée,à une époque donnée,ne se présente pas,comme une chose simple en soi,décomposable en éléments faciles à reconnaître, à distinguer les uns des autres par le moyen d'une analyse sommaire,mais comme un complexe,composé d'éléments divers,étroitement fondés et combinés,dont il convient,pour l'apprécier de connaître ,la nature,la qualité et la quantité ainsi que leurs multiples interactions."

 "Une civilisation, c’est, en quelque sorte, un torrent tumultueux qui charrie dans son sein des matières fort diverses, depuis les limons fertilisants qui fécondent les terres les plus pauvres, les sols les plus déshérités et y font pousser en amples moissons les plus belles récoltes, jusqu’aux microbes pathogènes et aux bactéries qui répandent les épidémies dans des contrées entières et sèment la mort et la désolation.

  "Par conséquent on ne peut dire d'une civilisation,surtout d'une grande civilisation,à un moment donné de l'histoire humaine,qu'elle est bonne ou mauvaise en soi,qu'elle produit de bons et d'heureux résultats ou qu'elle entraîne à sa suite des effets néfastes pour l'Humanité,qu'elle procure le bonheur ou le malheur des individus;les notions de Bien et de Mal doivent être le plus souvent,exclues: une civilisation,c'est un tout avec ses caractères intrinsèques et spécifiques,avec ses bons et ses mauvais côtés,avec ce quelle comporte en fait d'avantages et d'inconvénients,avec en somme,tous les éléments inséparables dont elle est composée.3

 "Evidement, on peut dire ,d'une civilisation,qu'en se développant,à la longue,elle aide au progrès de l'humanité;elle conditionne son évolution;chaque civilisation constitue en effet,une étape de ce progrès,un jalon sur la route de cette évolution;ce progrès se produit d'une manière lente,avec des arrêts,des suspensions,même des reculs,mais il a lieu quand même, d'une manière fatale,irrésistible,nécessaire,déterminée,et on peut en observer la ligne ascendante,au milieu des zigzags et des multiples sinuosités:de même dans un pays donné,le cours des différents fleuves et de leurs affluents,de l'ensemble des rivières,détermine l'hydrographie de ce pays,fixe son régime agricole,la nature de sa flore et de sa faune,et cela malgré les dévastations et les dégâts qui sont de temps à autre provoqués par les cours d'eau sous l'action des éléments déchaînés."

 "On peut également agir sur une civilisation donnée,par une action appropriée,assurer le jeu harmonieux des éléments dont elle est constituée,diminuer son degré de nocivité et augmenter,dans de grandes proportions,les avantages qu'elle peut comporter,sa part de contribution au progrès humain;de même qu' on peut agir sur le cours d'un fleuve ,modifier son lit,diminuer son courant et réduire par les digues et les canaux les effets dévastateurs de ses eaux."

 "Mais n'empêche que chaque civilisation comporte un travail interne d'élaboration,un enfantement parfois très  douloureux,par lequel les différents éléments se constituent,se combinent,forment des ensembles plus ou moins harmonieux,tout cela peut avoir lieu,aussi bien dans le domaine de la technique que dans celui de la culture,qu'au prix d'un effort individuel et collectif extrêmement pénible, ai milieu des angoisses de toutes sortes,des misères et des souffrances;travail analogue à celui des hauts fourneaux où,par suite des combustions internes,des éléments se combinent,d'autres se séparent,donnant lieu,d'une part,aux déchets et aux scories,d'autre part,aux métaux et alliages à l'état de pureté.De même,pour la civilisation:dans son sein,se produisent des réactions violentes;un travail interne s'accomplit;le résultat de ce travail ce sont les découvertes scientifiques et les inventions,ce sont les idées et les conceptions nouvelles,ce sont les manières d'être nouvelles de l'Humanité,c"est l'enrichissement de la technique et de la culture;mais pour que ces résultats puissent être obtenus,que de désordres, que de dénouements malheureux,que de violence! Et aussi, quelle quantité de déchets et de produits de désassimilation;que de scories!

 "Les uns,dont l'attention est uniquement attirée par ces déchets,le caractère pénible de l'effort dépensé,la quantité énorme de pertes et de dégâts,par les échecs de toutes sortes,par les dénouements malheureux,par les avortements et les expériences manquées,se montrent volontiers pessimistes;pour eux,l'Humanité n'avance pas;elle patauge ou recule;la vie est une succession de  défaites une accumulation de souffrances,une suite de malheurs;elle ne comporte que des misères et des ruines de toutes sortes;elle n'est pas digne d'être vécue."

 "D'autres, au contraire,qui sont frappés par les beaux résultats de la civilisation,la quantité d'inventions et de découvertes,le nombre sans cesse croissant des conceptions philosophiques et morales,la transformation très rapide qui résulte de tout cela,dans le domaine de la matière et de la pensée,la valeur aussi des actes de dévouement et des sacrifices consentis demeurent au contraire foncièrement optimistes,laissant prévoir,dans un proche avenir un éden miraculeux."

  "Il est aisé de faire constater que la Réalité est entre ces deux thèses extrêmes.

  "On ne peut en effet,nier l'existence d'un Progrès continu au sein de l'humanité;quand on observe les choses de haut et qu'on écarte l'examen des petits détails,il est évident qu'on reconnaît alors à travers l'histoire,l'existence d'une ligne d'évolution dont on peut déterminer et suivre le sens et la direction,aussi dans le domaine matériel que dans le domaine moral.Mais ce progrès,pour être réel,n'en est pas moins d'une lenteur presque désespérante!"

VALEURS MATÉRIELLES ET VALEURS MORALES DE LA CIVILISATION.

 "Chaque civilisation comporte des valeurs matérielles qui sont en étroite relation avec l'état de la technique et les valeurs morales qui dépendent surtout de l'état de la culture ; ces valeurs varient d'une civilisation à l'autre;leur nature, leurs caractères, leur quantité même caractérisent chaque type de civilisation et en marquent en quelque sorte l'originalité."

 "On a essayé souvent de déprécier la civilisation actuelle,dite occidentale et plus particulièrement la civilisation européenne,par la considération qu'elle comporte surtout des valeurs matérielles,que son caractère dominant est d'être une civilisation essentiellement matérialiste,fondée sur le lucre,l'amour intense du profit,la recherche du confort,de la jouissance,de la vie facile et que les valeurs morales, au contraire,n'y trouvent qu'une faible place ou en sont complètement absentes.On estime par conséquent,que les malheurs des temps présents,le désarroi qui existe dans les esprits,la désorganisation qui atteint un grand nombre de sociétés,les crises politiques,économiques et sociales que traversent les nations,tout cela provient de cet état des choses,de ce caractère essentiellement matérialiste de la civilisation,de l'absence de tous éléments d'ordre spiritualiste qui viennent de nature à endiguer le courant des appétits et des convoitises de toutes sortes à jouer le rôle de frein pour retenir les passions de tout caprice et éviter les excès."

 "Certes, il y a une grande part de vérité dans ces constatations;en principe, en effet la civilisation actuelle est basée essentiellement sur le régime capitaliste et ce régime se caractérise principalement par la recherche du gain, du profit;il est fondé sur le principe de la libre concurrence entre individus, la liberté des conventions, toutes choses qui impliquent, comme base essentielle, le maintien de la propriété individuelle et de l'héritage.

 "Le régime capitaliste, c’est aussi le triomphe de la technique, le développement de l'industrialisation.Mais il ne faut pas déduire de là que toutes les préoccupations d'ordre spirituel ou moral se trouvent en quelque sorte bannies et qu'il n'y a place que pour le règne de la matière exclusivement."

 "Le régime capitaliste comporte au contraire son lot de valeurs morales, qui en sont issues,qui proviennent de lui et disparaîtront avec lui s'il venait à disparaître: La technique du régime capitaliste a engendré toute une culture ,qui lui est propre,qui résulte soit de l'application  même de ce régime,soit des critiques que cette application a suscitées,des ardentes polémiques auxquelles elle a donné lieu et des doctrines dont elle a provoqué l'éclosion et le développement;on peut dire que le capitalisme est le père direct de toutes les doctrines qui lui sont opposées et principalement les doctrines interventionnistes,c'est là toute une culture nouvelle,qui n'avait point d'existence antérieure ou qui n'existait qu'à l'état embryonnaire,et cette culture a charrié en quelque sorte avec elle tout un lot d'idées,de concepts,de sentiments,qui ont largement contribué à modifier les caractères du régime capitaliste lui même.C'est là un jeu d'actions et de réactions très curieux à observer et à méditer............"

 ".Dans une civilisation qui veut progresser,il doit y avoir équilibre entre les différentes valeurs d'ordre moral et les valeurs d'ordre matériel,non seulement équilibre,mais aussi hiérarchie.Qui dit équilibre,dit rapport entre les quantités,rapport quantitatif,qui dit hiérarchie,dit rapport entre les qualités,rapport qualitatif.Des valeurs hiérarchisées,sont des valeurs subordonnées les unes aux autres,rangées dans un certain ordre,placées au long d'une échelle à des niveaux différents....."Certaines valeurs morales doivent être considérées comme absolues, indiscutables, intangibles;d'autres, d’une importance moindre....." Parmi les premières par exemple, on rangera l'idée de l'existence de Dieu,la dualité de l'âme et du corps,l'idée de justice,l'idée de charité,certaines notions morales comme le respect de la personne humaine,l'institution familiale,le caractère sacré du mariage,l'inviolabilité du droit de propriété,le respect du travail et des produits du travail,l'amour de la patrie,de la nation,.......et de l'humanité entière,etc..."

 "Des valeurs en équilibre sont des valeurs organisées d'une certaine façon,soumises à des forces telles qu'elles demeurent complémentaires les unes des autres au lieu de s'opposer les unes aux autres ,qu'elles se prêtent un mutuel appui ,au lieu d'entrer en lutte les unes contre les autres, qu'elles se font aussi contrepoids et assurent de la sorte au corps social l'ordre et la paix qui sont les fins les plus élevées et les plus nobles aux quelles puissent aspirer toute société organisée."

 "Des valeurs en hiérarchie sont des valeurs qui sont dans des rapports de dépendance les unes vis à vis de autres, et qui sont étroitement liées entre elles par des liens qui assurent leur stabilité, leur fixité ou contribuent à contenir leur dynamisme, leur mouvement dans des limites bien définies."

 "De même que la qualité maîtresse requise pour l'équilibre des valeurs c'est l'esprit de mesure, la qualité qui est nécessaire pour obtenir la hiérarchie des valeurs, pour apprécier ces valeurs selon leur degré d'importance et leur assigner la place qu'elles méritent, c’est l'esprit de justesse: il faut avoir le coup d’œil juste pour assigner à chaque chose sa place et classer chaque objet à son véritable rang, au rang qui lui convient."...........

  "Les échelles de valeurs ont un rôle extrêmement important dans la vie des individus et des peuples;elle elles jouent comme instruments de mesure et de comparaison, également comme instruments de prévision, nous permettant d'avoir une prise sur l'avenir;ce sont en quelque sorte les baromètres et les thermomètres de notre esprit, leur utilité et leur importance sont énormes...;"

 "C'est de ces échelles de valeurs, de leur rôle, de leur utilité, de leur importance, de leur variété dans le temps et de leur diversité dans l'espace que je ferai l'objet, s'il plaît à Dieu, de ma prochaine causerie."

 

ORIENT ET OCCIDENT:POUR UN AVENIR DE PAIX PAR LA COMPRÉHENSION.

 " On peut dire ,d'une manière générale,que les Orientaux ont péché par excès de conservatisme,et c'est ce qui a amené dans un certain sens l'arrêt de leur civilisation,les Occidentaux, au contraire ,ont péché par excès de mouvement et c'est ce qui conduit leur civilisation à un état voisin de l'anarchie, et a provoqué chez eux les guerres et les révolutions de toutes sortes;d'un côté trop de fixité,trop de rigidité ,un appel trop absolu aux traditions et aux coutumes de toutes natures; de l'autre,au contraire trop de vitesse, trop de dynamisme(un dynamisme trop effréné);ici,le progrès a été contrecarré dans sa marche par des forces contraires;l'évolution a été retardée ou même empêchée,ce qui a produit un état de stagnation;tel le fleuve qui rencontre des obstacles au long de son cours et qui se transforme en marais croupissants d'où se répandent des fièvres pestilentielles; là,au contraire, le progrès a été précipité au point de se rompre et de se briser,tel le cours d'eau qui,trop chargé d'eaux abondantes et de glace se convertit en torrent impétueux qui emporte et saccage tout, inonde et ravage,provoque partout la mort et la dévastation."

 "Il faut le juste milieu entre ces extrêmes .Il faut l'esprit de mesure, l'esprit d'équilibre."

 "Pour les valeurs morales,comme pour les valeurs matérielles,pour la technique comme pour la culture,il y a un problème,important,capital,qui se pose,ayant trait à leur mouvement,à leur vitesse de circulation,pour ainsi dire,et de même que  pour la monnaie et le crédit,en matière économique,il ne faut pas s'intéresser uniquement aux quantités des signes monétaires,à la proportion des différentes espèces de signes monétaires mais aussi à la vitesse de circulation de ces signes,et c'est cela qui a mis en lumière la théorie classique appelée, improprement selon nous,théorie quantitative de la monnaie,de même en ce qui concerne les valeurs matérielles ou morales,il faut tenir compte,pour leur permettre de jouer leur fonction de moyen de transport des idées et des sentiments,de facteurs de progrès,non seulement de leur organisation et de leur agencement,mais aussi de leur rapidité et de leur vitesse."

  "Aussi les réformateurs ont eu une tâche,pour ainsi dire différente,suivant les pays auxquels ils se sont intéressés;dans les pays à culture orientale;il ont eu à conseiller le retour à l'esprit religieux pour promouvoir les institutions,accélérer les réformes,diminuer la nocivité de certaines traditions,arriver en somme à plus de fluidité et cela par la mise en jeu des principes d'évolution contenus dans ces religions principalement dans la religion musulmane,tel,l'Ijtihad c'est à dire l'Effort pour l'évolution et l'explicitation."

" Dans les pays à culture occidentale,ils se sont évertués et s'évertuent encore à l'heure actuelle à puiser dans la religion,au contraire,des éléments de stabilité;en vue d'arrêter un dynamisme trop effréné,une vitesse trop accrue,un mouvement trop impétueux;ces deux mouvements qui peuvent paraître contraires tendent en réalité à rapprocher et à unir les deux types de civilisation qui se sont partagées la planète,au cours de l'Histoire Humaine: la civilisation Orientale et la civilisation Occidentale;l'Orient et l'Occident."Or la paix dans l'avenir, le progrès de l'Humanité toute entière dépendent de cette union, de cette étroite coopération entre l'Orient et l'Occident qui au lieu de se tourner le dos, de s'ignorer, doivent au contraire se soutenir, se prêter mutuellement appui;collaborer en vue du relèvement du sort de l'Humanité pour lui assurer un avenir meilleur et une prospérité généralisée."

 "Tous les mouvements de coopération sincères entre ces deux mondes sont donc à encourager et à soutenir;en partant de points de vues différents,en suivant des chemins différents,on peut certes se rencontrer sur les mêmes valeurs essentielles et fondamentales, qui deviennent alors des valeurs réellement universelles: oeuvre grandiose et de longue haleine,qui doit être conçue et exécutée avec méthode et sang-froid,d'une manière adroite,sans heurts,sans violence,avec une parfaite compréhension des urgences de l'heure et des nécessités du moment."

  "L'Islam et la religion Chrétienne sont les deux religions qui paraissent constituer l'une et l'autre,chacune dans son propre  domaine ,les instruments merveilleux de cette double transformation.Aux Orientaux,la religion musulmane,le Coran,la Sounnah offrent par l'Ijtihad des principes d'évolution,des moyens multiples pouvant aider à promouvoir les institutions et les moeurs,à provoquer leur démarrage pour ainsi dire ,et à accélérer leur marche dans la voie du progrès.Aux Occidentaux,leur propre religion,la religion chrétienne offre de multiples abris contre la tempête déchaînée,des éléments de stabilité,de fortes traditions auxquelles il faut faire appel,de recourir pour éviter ce que nous appelons à juste titre l'inflation des valeurs matérielles entraînant ainsi la dépréciation des valeurs morales et la rupture de l'équilibre social: citons parmi ces éléments de stabilité et ces traditions,le principe de l'indissolubilité du lien matrimonial par exemple et le caractère sacré du mariage qui permettent de lutter contre l'union libre et la multiplication des divorces,ces deux fléaux qui ont contribué dans une large mesure à la désorganisation des foyers,à l'affaiblissement de l'esprit de famille et à l'effritement des moeurs.Citons aussi,à titre d'exemple,la conception de l'Eglise s'est faite à travers les siècles,de la notion de juste pris,notion dont Saint Augustin a fait une analyse extrêmement habile,qui permet de lutter contre l'esprit de spéculation et de luxe,les tendances à l'usure,la fièvre de jouissance etc..."

  "Est ce à dire que nous autres Orientaux,nous n'avons aucun profit à tirer de l'expérience des autres et que nous n'avons qu'à nous endormir dans une douce quiétude ou essayer de réformer seulement quelques unes de nos moeurs et de nos habitudes pour les mettre à la cadence du progrès,les placer dans le moule de l'évolution?"

 

TAHAR SFAR PREND LA DEFENSE DE LA LANGUE ARABE DANS LE JOURNAL LA VOIX DU TUNISIEN en AVRIL 1931.

                       LANGUE ARABE ET PATRIE TUNISIENNE.

  "Non, camarade Duran, l’Arabe n'est point en Tunisie une langue étrangère.Pas plus qu'il n'est un fossile réservé aux amateurs de paléontologie.

  Il est la langue nationale du peuple tunisien, comme il est la langue de tous les pays habités par les représentants de la race arabe, de cette belle et grande race qui pendant plusieurs siècles, a été le porte flambeau de la civilisation.

 Par rapport à la langue arabe,les différents parlés régionaux ne sont que des dialectes,ni plus, ni moins;et c'est parce qu'ils ne sont simplement que des dialectes,qu'un tunisien rencontrant un syrien ou un égyptien et conversant avec lui,le comprend aisément et se fait comprendre de lui,sans avoir au préalable étudié l'Egyptien ou le Syriaque: il y a la un critérium d'une application très facile et qui nous dispense d'avoir recours aux règles trop techniques de la philologie que les "camarades socialistes" ont sans doute oubliées ou desquelles les "idées marxistes"les ont quelque peu éloignés.

  "Dire, en effet,qu'il y a une langue  tunisienne distincte de l'Arabe et consistant dans le langage parlé par l'homme de la rue ou du Bédouin,équivaut à dire qu'il y a une langue française,autre que celle employée par Voltaire ou Montesquieu,aussi de celle qui s'imprime dans les journaux et se confondant avec le parler des halles et les dialectes provinciaux;à ce titre ,toutes les déformations nées de l'ignorance,constituent autant d'idiomes nouveaux qui doivent être érigés en langues nationales.

  "M. Duran Angliviel oublie, en affirmant cette thèse imprudente,que toute langue présente,quant à ses modes d'expression,une infinité de degrés,depuis le parler incorrect et mal sonnant du paysan qui, n'a pas eu la chance d'aller à l'école,de l'homme de la rue qui ne fait pas l'effort de respecter les règles élémentaires de la langue,jusqu'au style raffiné par quoi s'expriment les idées philosophiques et littéraires les plus élevées ou les sentiments artistiques les plus nuancés.Va-t-on dire que chaque échelon constitue une langue indépendante et que c'est à l'échelon le plus bas qu'échoit l'honneur d'être la langue de la Nation? Non certes;car il y a une unité dans cette multiplicité;malgré la diversité des modes d'expression,l'infinie variété des termes et des constructions,il y a un certain nombre de formes de radicaux,de paradigmes qui se retrouvent partout les mêmes,tout au long de la vaste échelle et qui donne à tout cela un même air de famille,une même physionomie;partout,qu'on monte ou qu'on descende,on se sent chez soit,c'est la langue de la patrie une et indivisible,malgré les multiples aspects sous les quels elle se présente,l'infinie richesse de ses manifestations;d'ailleurs,entre le langage du peuple et celui de l'élite il n'y a point de cloisons étanches; des échanges se produisent continuellement et c'est en cela que consiste la vie de la langue.

  "Donc la langue arabe est bien notre langue nationale;nous n'en connaissons, en tant que nation, point d'autre;elle constitue le support de notre nationalité en même temps que la gardienne de l'antique civilisation, de la vielle culture que nos ancêtres nos ont léguées et qui sont actuellement pour nous des titres de gloire.

  "Vouloir réduire notre langue nationale au seul parler de l'homme de la rue, c’est vouloir supprimer ce beau passé, cette riche mémoire;c'est tuer la culture arabe toute entière.Nous ne consentirons jamais à un pareil massacre.

 "Enseigner la "langue tunisienne", au sens où l'entend notre ami Duran, c'est à dire l'Arabe parlé, c’est prêcher l'ignorance;c'est apprendre aux gens ce qui ne savent que trop, c’est donner droit de cité à des déformations et à des vices de langage, sans profit aucun pour la communauté.

  "On pourra nous dire qu'en France il en a été de même et que la langue française n'est que l'ensemble des déformations que les habitants de la Gaule Franque ont fait subir au latin primitif.

 "Mais en France,on a continué à écrire en Latin ,à enseigner en Latin jusqu'au moment où les déformations constitutives de la langue romane furent jugées suffisamment importantes et graves pour devoir être érigées en une langue nouvelle ;et alors le changement ne s'est pas fait en un trait de temps;des équipes d'écrivains,d'artistes de savants s'attelèrent à une tâche colossale,énorme;le pouvoir royal prêta son concours et l'on vit peu à peu,par une série de transformations,d'adaptations de corrections,par la création d'une multitude d'oeuvres de génie se séparer du colosse Latin et se développe une langue française. Et malgré ce succès, on continua à enseigner le latin dans les lycées et facultés,comme par devant.En Tunisie,ce n'est pas la même chose: l'Arabe parlé ne présente presque pas de différences avec l'Arabe écrit , sous sa forme simple: la nécessité la séparation ne fait nullement sentir;au contraire nous avons tout intérêt à conserver une langue qui constitue un lien très fort,intellectuel et moral entre nous et les pays  de langue arabe: Egypte, Syrie, Mésopotamie, Palestine ,etc...une voie commune par où s'effectue l'échange des idées et des sentiments.Bien plus ,c'est par cette voie que nous recevons l'apport d'occident,que nous nous enrichissons des éléments sains de la culture occidentale,beaucoup plus que par l'enseignement qui nous est donné en français dans les écoles laïques;cette idée parait à première vue paradoxale;elle représente pourtant l'exacte vérité car c'est par les ouvrages et les revues d'Egypte et de Syrie,écrites en langue arabe,que presque tous les étudiants de notre Grande Mosquée vénérable mais jamais réformée,et qu'un grand nombre des élèves et étudiants des autres établissements reçoivent sous une forme adaptée à leur esprit et facilement saisissable,les idées et les concepts d'occident.ainsi même de ce point de vue,les livres et les revues que mettent en vente les libraires arabes,sont du plus haut intérêt et contribuent à l'oeuvre de rapprochement que les "amis socialistes" déclarent poursuivre inlassablement;eux les premiers donc,doivent sans y  être  invités et en toute logique,aider à la propagation de langue arabe au sens large du mot;c'est par l'enseignement en Arabe que l'on peut combattre le plus efficacement l'ignorance et la superstition dans toutes les composantes du peuple tunisien: l'enseignement dans une langue étrangère a beau avoir un domaine étendu,il n'atteint jamais au même degré d'efficacité que l'enseignement dans la langue maternelle;des milliers de jeunes tunisiens apprennent le Français jusqu'au certificat d'études puis,préoccupés par l'existence quotidienne s'empressent de l'oublier;c'est un vernis que le temps fait disparaître......."  "La Voix du Tunisien" avril 1931.

     LA DÉCADENCE DES INDUSTRIES TUNISIENNES.

 " Nous assistons actuellement à la décadence des industries tunisiennes (tissage de la soie, cordonnerie, tissage  du coton    menuiserie, etc..) et à la ruine de ceux que ces industries faisaient vivre.

  Le Gouvernement, estimant qu'il y a dans ce domaine une crise passagère due à la mévente générale, y répond par quelques mesures d’assistance (distribution de bon de semoule et d'huile) alors qu'en réalité ce sont là les conséquences de transformations profondes tendant à l’appauvrissement fatal, irrémédiable et définitif d'une partie de la population des villes.

 "La cause essentielle de cette décadence réside dans la concurrence déloyale des produits de la grande industrie française, produits qui pénètrent sur le marché tunisien en franchise ..."

 "Dans d'autres pays,la concurrence étrangère a pu contribuer à faire naître et prospérer la grande industrie,sur les décombres de l'artisanat et l'ont vit de grandes entreprises constituées en sociétés anonymes puissantes remplacer l'ancien producteur autonome et de vastes usines trépidantes du bruit de leurs machines que font fonctionner des milliers d'ouvriers,s'élever sur l'emplacement des petits ateliers et des petites fabriques.Mais,outre que ces pays où la concurrence étrangère a pu produire d'aussi heureux résultats,avaient le maniement de leur tarif douanier,ce qui leur a permis de protéger leur grande industrie naissante pendant toute la période de transition nécessaire à son complet développement,outre cela,ces pays étaient la plupart du temps de ceux où les conditions naturelles permettaient l'éclosion rapide de la grande industrie et du machinisme.

 "Ces circonstances favorables font actuellement défaut, en Tunisie: Pays de protectorat, notre pays est condamné à voir son régime douanier rivé à celui de la métropole;quant il y a incompatibilité entre l'intérêt de la métropole et celui du protectorat, évidement c'est la métropole qui fait prévaloir ses intérêts par ses services administratifs, par son ministère des affaires étrangères....Evidemment, la règle la plus juste en cette matière, c’est l'autonomie douanière....."

 "Outre cette question douanière, qui est extrêmement importante, il y à le fait que la Tunisie ne peut pas être un pays de grandes industries, parce que les conditions nécessaires pour l'éclosion de ce type d'industrie, telles que, gisements houillers, chutes d'eau, etc.. y font défaut......"

 " Devant cette menace réelle ce ne sont pas les bons de semoule et d'huile que l'on distribue et dont s'enorgueillissent nos officiels, qui constituent le remède efficace;ce n'est là que question de charité, d’humanité que nous avons recommandée, à son heure ; il s'agit maintenant de prendre des mesures autrement plus énergiques, exigeant plus de dévouement, de sacrifice à la chose publique. Ce sont ces mesures que nous signalerons aux pouvoirs publics dans un prochain article."   "La Voix du Tunisien" 1931

              

                MES IMPRESSIONS DU CONGRES DE VICHY.

"Nous avons été voir le peuple français chez lui.Nous sommes revenus réconfortés de ce contact avec des hommes qu'anime un noble idéal de justice et de fraternité,qu'exalte la foi en l'avenir d'une Humanité meilleure où les peuples finalement réconciliés et libres n'auront plus qu'à travailler en commun pour assurer la prospérité du tout dont ils font parties intégrantes et solidaires.

 "Dans la salle du Casino des fleurs de Vichy plus de quatre mille personnes, professeurs, instituteurs, ouvriers, commerçants..

hommes et femmes,venus de toutes les villes de France et des colonies,avec des mandats de leurs sections discutent,vigoureusement,au sein de ce congrès national de la Ligue des Droits de l'Homme ,du problème de la colonisation: La question n'intéresse nullement leurs intérêts individuels immédiats,ni même leurs intérêts corporatifs et professionnels;qu'importe pour ces citoyens,aux sentiments altruistes,l'homme n'appartient pas seulement aux siens,aux membres de sa famille,ni même exclusivement à ses compatriotes;il appartient à l'Humanité toute  entière;le devoir de chacun est de contribuer autant que possible,à la diminution de l'ensemble des souffrances humaines: L'histoire de la colonisation,c'est l'histoire des souffrances,souvent atroces,qu'ont endurées

qu'endurent encore,qu'endureront longtemps peut-être,des millions d'êtres humains qui s'appellent de par le monde ,les coloniaux,c'est à dire ceux que leur mauvaise étoile a fait naître sur l'un des territoires qui s'appellent colonies,protectorats,possessions...au lieu de faire de les faire naître sur d'autres contrées plus favorisées par leur situation géographique ou la couleur de la peau de ceux qui les habitent."

 "Les quatre mille personnes réunis au Congrès de Vichy sont justement venues là pour mettre à l'étude cette question poignante,ce problème angoissant de la Colonisation,pour passer en revue les modifications et réformes qu'il y a lieu de préconiser afin de transformer et finalement supprimer un état de choses que le Droit,symbole du juste,ne justifie ni dans ses origines ni dans ses résultats,simple état de fait né de la violence et que seule la force maintient .

 "Et nous avons naturellement été émus fortement remués de voir ces braves gens,venus de loin,discuter avec ardeur et conviction des questions qui nous intéressent au plus haut point ,nous,peuples colonisés,de les voir se pencher sur nos misères,s'apitoyer sur nos souffrances,protester vigoureusement contre le régime d'inégalité et d'arbitraire qui nous est infligé,s'élever avec indignation contre les expéditions punitives,les mesures de répressions,l'asservissement de l'opinion,la violation de ces multiples conquêtes de la révolution française que sont les droits de l'homme "imprescriptibles et sacrés";émus aussi, de les entendre réclamer,au nom des principes les plus élevés du Droit naturel,la transformation de la colonisation impérialiste et capitaliste,fondée sur la violence,tendant à exploitation des masses colonisées et à leur appauvrissement,par une colonisation à caractère démocratique ayant pour base essentielle l'égalité entre tous les habitants d'un même territoire,la suppression de tous privilèges,de toute législation ou juridiction d'exception,l'octroi entier et sans réserve des droits de l'homme et dont le but serait l'acheminement des peuples colonisés vers le stade final où ils devaient en toute logique et en toute justice bénéficier de leur indépendance,l'existence de peuples maîtres et de peuples sujets étant en effet quelque chose d'absurde et d'anachronique à une époque où l'on voit partout triompher l'idée de démocratie.."La Voix du Tunisien 1 juin 1931.

                                      L'UNION SACRÉE.

  "L'un des préceptes du colonialisme, c'est de créer et d'exploiter les divisions et les discordes chez les peuples gouvernés, pour maintenir une domination qui risque fort, sans cela, d’être profondément ébranlé. Tous les peuples colonisateurs ont usé et abusé ce cette règle de politique coloniale au point de provoquer parfois des perturbations graves, des mouvements de masse et d'aboutir à des résultats inverses de ceux qui étaient escomptés."

    " Ainsi,au Maroc,le fameux dahir de berbérisation destiné,dans l'esprit de ses auteurs à creuser un fossé profond entre Arabes et Berbères et à séparer en deux clans adverses ces deux groupes ethniques que l'Islam a réussi à unifier, a enfin de compte abouti à les rendre encore plus unis et plus solidaires et à créer entre eux des alliances insoupçonnées."

        " De même, en Tunisie, les événements récents et la nouvelle législation concernant la répression des délits politiques ont contribué a rapprocher les coeurs des Tunisiens qui passant par-dessus leurs divergences,ont fait bloc autour d'un programme commun qui résume leurs aspirations d'avenir et leurs revendications immédiates."

   " Une crise terrible d'où la Tunisie est sortie meurtrie, plus chargée de fers que par le passé, mais bien plus unie et moralement plus forte."

   "L'union sacrée, tant attendue, s'est faite; les cœurs de tous les Tunisiens battent comme celui d'un seul homme."

  "La défense de notre religion,à laquelle nous nous sommes tous dévoués,ces temps derniers,nous a appris à mieux suivre les préceptes de cette belle religion qui nous engage à l'union,à la concorde et à la paix.Le Gouvernement aura,encore une fois de plus,appris à ses dépens,qu'on n'arrive pas par les procédés violents,à étouffer la voix d'un peuple qui veut vivre et qui entend porter ses doléances devant l'auguste tribunal de l'opinion publique."

   " Ce n'est pas à coups de décrets, chargeant de fers une population paisible qu'on arrive à apaiser un mouvement et des mécontentements;c'est plutôt en découvrant, pour les supprimer, les causes profondes de ce mouvement et de ces mécontentements."

   "Peu importe,d'ailleurs,les personnes de ceux qui se sont évertués à exprimer en termes clairs et nets ce qui est ressenti par tout le monde ;à leur défaut,d(autres auront fait la même chose,se seraient livrés à la même besogne,avec une égale ,ou même une meilleure compétence;ces personnes-là,qu'on qualifie,à tort,d'agitateurs,ont seulement fait leur devoir,tout leur devoir,et rien que leur devoir,puisque,représentant l'élite indépendante et libre ,c'était à eux qu'incombait la charge d'exprimer les aspirations profondes de la masse tunisienne,de formuler ses voeux et ses désirs,à une époque où le Gouvernement avait lui-même intérêt à être renseigné sur toutes ces choses,d'une manière sincère."

  "Au lieu de se résoudre à étudier,en parfaite collaboration avec tous les éléments de la population les problèmes politiques,sociaux et économiques qui se présentent à l'heure actuelle,en une Tunisie,abattue par la crise,appauvrie et ruinée,au lieu d'instaurer en ce pays une politique de compréhension et de paix,basée sur le respect des croyances et des droits légitimes des Tunisiens,le Gouvernement du Protectorat ,après maintes tergiversations a préféré s'engager dans la voix d'une politique négative,basée sur la destruction des libertés existantes et l'étouffement des opinions."

   "La première étape fut marquée par l'élaboration et la publication des fameux décrets du 12 mai 1933 instituant un tribunal répressif administratif en Tunisie;ce tribunal aura pour charge de réprimer "toute propagande politique ou religieuse " et " toutes les menées de nature à troubler la sécurité générale".

  "C'est à se demander si les imams des mosquées, faisant la prédication du vendredi, ne tombent pas sous le coup de cette nouvelle loi, puisqu’au fond, leurs sermons constituent purement et simplement de la propagande religieuse."

  "De même, tous les journaux, quel qu'en soit le ton, n’ont-ils pas pour objet principalement de faire de la propagande autour de leurs programmes politiques et de leurs idées politiques?"

   " Aussi les décrets de 1933 s'appliquent-ils à tous les journaux tunisiens,indifféremment.Ces décrets sont donc,dans leurs champs d'application extrêmement étendus,par l'imprécision volontaire des délits qu'ils prévoient,par le caractère administratif du tribunal qu'ils instituent,par l'absence de toutes voies de recours,une atteinte grave à la liberté d'opinion,bien plus,au droit de simple critique;c'est le délit de murmure précédemment sanctionné par les décrets de 1926."

 "Mais de la part du Gouvernement du Protectorat, tant d'armes, tant de lois répressives, dirigées contre un peuple pacifique, constituent un anachronisme à une époque où, partout l'on prêche, du haut des tribunes, le désarmement et la fraternité des races.

  "Il est vrai que ce qui est vérité au delà de la Méditerranée, peut ici constituer, selon l'avis de certains, une erreur grossière, et si la liberté et l'égalité sont de mise en Europe, en Afrique, la dictature convient mieux à l'état des esprits et au degré d'évolution des peuples."

 "Désarmement entre les grandes puissances;mais, aux colonies, régime armés jusqu'aux dents;car il faut bien que ces mêmes grandes puissances défendent leurs intérêts."

 "Ainsi, le colonialisme apparaît, une fois de plus, comme un facteur d'anarchie et de division entre les peuples, engendrant des misères de toutes sortes et soulevant de violents conflits."

  "Il appartient à la "Ligue des Droits de l'Homme",dont le Vice-président, M.Guernut était dans nos murs,d'étudier à nouveau cette question de la colonisation et de voir si le voeu formulé par son congrès,réuni à Vichy,il y a deux ans concernant la transformation de la colonisation capitaliste en une "colonisation démocratique",est en voie d'application dans les colonies gouvernées par la France ou si, au contraire,le capitalisme ébranlé par la crise mondiale,n'est pas entrain de renforcer ses positions et de briser toutes les lignes de défense qu'on lui oppose,pour réussir à exploiter,dans une mesure encore plus grande,des peuples affaiblis économiquement parce que privés de leur indépendance.Le capitalisme,par cette exploitation intense,croit pouvoir retrouver ses forces perdues;aussi, lutte-t-il désespérément contre toutes velléités de renaissance des peuples colonisés;par la répression aveugle,par la violence,il cherche à tuer les consciences en formation,à briser les élans et à maintenir dans un état d'infériorité manifeste et d'asservissement complet les masses gouvernées.

 "Ce capitalisme lutte aujourd'hui avec l'énergie du désespoir parce qu'il est terriblement menacé par la crise qui s'étend et risque de tout emporter et aussi par le mouvement ascensionnel des peuples opprimés,qui,prenant de plus en plus conscience de leurs droits méconnus,de leurs intérêts légitimes,aspirent à réaliser l'union dans leurs rapports et se créent de nouvelles méthodes de lutte pour reconquérir leurs libertés.

 "A qui l'avenir donnera-t-il le dernier mot?

"Est-ce au Droit qui cherche à triompher ou à la force brutale qui veut se maintenir?".   L’Action Tunisienne. 18 mai 1933.  

                     LA SOUVERAINETE TUNISIENNE EN DROIT.

  "En droit, la souveraineté tunisienne est conservée et maintenue intacte;cela résulte à l'évidence de l'analyse juridique de tout régime de protectorat,quel qu'il soit;cela résulte aussi de l'esprit et de la lettre des traités qui sont à la base du Protectorat tunisien.

 "Les auteurs les plus éminents,les techniciens des questions de droit international public sont d'accord pour dire qu'en régime de protectorat,l'individualité du pays protégé n'est point absorbée par celle du protecteur;l'autonomie,bien plus l'indépendance du pays protégé se maintient et se concilie fort bien avec la mainmise de l'Etat protecteur.Aussi,nous ne voyons pas pourquoi ces mots " d'autonomie" et " d'indépendance ",quand ils sont dans notre bouche,ont la vertu de provoquer dans certains milieux,des crises de nerfs et des réactions d'une violence insoupçonnée,alors que les théoriciens les plus éloignés de la politique,les moins imbus de nationalisme et surtout de nationalisme tunisien,son unanimes pour déclarer que nous devons jouir,même en régime de Protectorat de notre "autonomie "complète,voir de notre "indépendance"simplement limitée par les stipulations contractuelles des traités en vigueur.

"Entendons parler ces savants auteurs;M.Sorbier de Pougnadoresse, dans l'introduction de son ouvrage "La justice française en Tunisie" dit ceci :"...dans leurs rapports,l'Etat protecteur et l'Etat protégé devront être considérés comme indépendants l'un de l'autre,dans la mesure où le second n'aura pas abdiqué en faveur du premier l'exercice de ses droits de souveraineté" et il s'empresse d'ajouter;" En ce qui concerne la Tunisie,si l'on se rapporte aux deux traités du 12 mai 1881 et du 8 juin 1883,on constate qu'en droit,l'autorité de la puissance protectrice est des plus restreintes et qu'elle ne s'exerce que sous une forme très atténuée,le traité du Bardo laissait au Bey son entière autorité au point de vue intérieur,et le traité de la Marsa n'est venu la modifier qu'en la limitant par le droit accordée à la France d'imposer des réformes qui lui paraîtraient utiles,". Puis plus loin : "La puissance protectrice ne se substitue pas au protégé;elle se contente de le diriger et de lui conférer son consentement en venant parfaire,par son intervention,une capacité juridique incomplète le Bey conserve donc ses droits souverains."

 C'est clair et net! Il y a même ceci de particulier en Tunisie,c'est "qu'au point de vue de la souveraineté externe,le traité du Bardo va moins loin que les conventions analogues;en général le pays protecteur absorbe entièrement toute la capacité internationale de l'Etat protégé.Ici,au contraire,si la France se charge de la représentation diplomatique de la Tunisie auprès des puissances étrangères,le Bey conserve le droit de conclure directement les traités avec les tierces puissances,sauf à en donner connaissance au gouvernement français et à s'entendre préalablement avec lui;tandis que au point de vue des relations internationales,l'Etat protecteur est en général tuteur,en Tunisie la France n'exerce qu'une curatelle,sous l'empire de laquelle le Bey agit,avec le consentement et le concours du gouvernement français".

 "Le témoignage de M Pillet n'est pas moins concluant;pour lui le protecteur est un instituteur,un guide;il n'est pas là pour évincer le protégé et se substituer à lui petit à petit dans tous les domaines,en le réduisant à sa simple expression,en attendant de provoquer sa disparition;le " terme logique de l'évolution, est non l'absorption de la personnalité la plus faible par la plus forte,mais l'émancipation de la puissance protégée,son entrée progressivement dans la communauté internationale,de sorte qu'il ne subsiste plus du protectorat qu'un nom et une alliance entre deux Etats réellement égaux."

 Les ouvrages de doctrine sont remplis de telles citations,et il s'agit que de s'y reporter.Les jugements et les arrêts des cours et tribunaux en cette matière ne sont pas moins démonstratifs.

  La souveraineté tunisienne est maintenue entière, avec tous ses attributs,aussi bien au point de vue interne que dans le domaine des relations extérieures de la Tunisie avec les autres puissances;la souveraineté du Bey et par conséquent,son substratum logique ,celle du peuple tunisien,n'est pas abolie;elle subsiste,simplement restreinte par les limitations des traités en vigueurs;or ces traités établissent en Tunisie le régime d'une curatelle atténuée.

 Voilà ce qui dit la science juridique,voilà ce que clame le Droit,fondement de la justice .Les nationalistes tunisiens de toutes sensibilités,qu'on accuse de xénophobie,de fanatisme,d'extrémisme révolutionnaire,de provocation à la haine des races,qu'on charge de tous les péchés et pour lesquels on réclame les pires sanctions,ne se sont pas exprimés autrement;la légalité qu'on les accuse de violer constamment,ce sont eux qui en réclament le respect;mais il ne s'agit pas pour eux de ce vêtement rapiécé et décousu qui est la "légalité" du jour,de cette légalité illégale faite d'abus de pouvoir,d'entorses aux règles du droit, de violations à jet continu des conventions qui font la loi des parties;il s'agit de la véritable légalité qui puise sa force aux sources même du Droit,qui fonde sa valeur sur des données rationnelles,de cette légalité objective qui n'est pas celle d'un clan ou d'un parti,qui ne se soucie pas de servir les intérêts d'une coterie ou les égoïsmes d'une poignée de profiteurs? Seule cette légalité est digne de respect;seule elle rayonne ce prestige dont tout le monde parle et qu'on chercherait en vain de découvrir en dehors d'elle;seule elle constitue la véritable Force, car c'est la Force de la justice!"L'Action Tunisienne 15 avril 1937

                 LA SOUVERAINETÉ TUNISIENNE EN FAIT.

  "Si,en droit,la souveraineté tunisienne a été maintenue,en fait,elle se trouve réduite à sa plus simple expression,et même on peut dire,pratiquement anéantie;ce n'est plus qu'une fiction par laquelle on essaie de maintenir en apparence un état de choses qui ,réellement,a cessé d'exister depuis longtemps.La Tunisie est aujourd'hui,un régime de protectorat momifié;et ce n'est pas sans raison qu'un juriste éminent,frappé par cette contradiction du droit et du fait,de la réalité et de la fiction,a pu dire que " le protectorat de la France en Tunisie ,d'une timidité outrée si l'on s'en tient aux termes expresse des traités,est en réalité un régime colonial des plus rigoureux."

 Cette rigueur est tellement évidente qu'elle a fini par faire pousser aux masses tunisiennes un cri d'alarme,car elle a eu pour le pays,tant au point de vue moral que matériel,les conséquences les plus fâcheuses: les Tunisiens se sont vus peu à peu dépossédés des fonctions d'autorité;ils sont devenus de véritables étrangers dans leur propre pays,la réalité du pouvoir passa intégralement en d'autres mains,si bien que ,chaque fois qu'on parle maintenant de politique d'association,de collaboration franco- tunisienne;on finit par constater qu'en pratique ce sont là des souhaits irréalisables: comment concevoir en effet une association quelconque entre tout et rien,zéro et l'infini,la suprême puissance et l'extrême épuisement? Pour qu'il y ait collaboration réelle, loyale, féconde, encore faut-il que les deux termes soient à égalité, qu’il y ait se part et d'autre égal apport de puissance, de prestige, de dignité humaine tout au moins: un maître ne collabore point avec son valet: il lui dicte des ordres et le valet subit la volonté et même le caprice de son maître jusqu'à ce qu'il lui plaise de le quitter.

 "En Tunisie,il y a quelque chose d'approchant,toutes proportions gardées,il est vrai: Les deux souverainetés dont on parle dans les discours officiels,dans les ouvrages de doctrine,sur l'union,la collaboration desquelles on fait état,l'une,la tunisienne,a été complètement vidée de sa substance;elle est devenue l'ombre d'elle-même;chétive,anémiée,squelettique,elle se dérobe à tous les regards sous ses vieux oripeaux ou bien ne manifeste son existence qu'en de rares occasions,n'ayant qu'une valeur académique.Comment,dans ces conditions,peut-on parler de collaboration fructueuse,si,par collaboration,on doit entendre égale participation à la gestion de la chose publique,travail effectif en commun, apport d'énergie,d'activité;cette collaboration ne peut devenir une réalité que dans la mesure où on restitue au Protectorat son véritable visage,où l'on insuffle à ce corps momifié,la vie qui depuis longtemps l'a abandonnée."

 "Il faut être sincère jusqu'au bout et logique avec soi-même: ou bien on veut gouverner contre le peuple tunisien,et malgré le peuple tunisien,sans tenir compte de sa présence,en faisant fi à ses revendications légitimes,et alors,comme c'est un peuple qui ne veut pas se laisser assimiler,qui résiste à toutes les tentatives d'assimilations,il faut aller jusqu'au bout dans la logique de la politique de la force;il faut anéantir ce peuple,l'exterminer;point n'est alors besoin d'hygiène,de politique de surpopulation,de réformes économiques et de fixation de paysan au sol.Ou bien , on tient sincèrement, à gouverner avec ce peuple,et alors il convient avant tout de respecter sa souveraineté,de lui accorder la place légitime qui lui revient de droit,d'en faire une réalité et non point une fiction destinée simplement à endormir certaines susceptibilités ou à éviter certaines complications internationales.

 "La France,ne peut certes rien craindre de la Tunisie,en faisant sa place à la souveraineté tunisienne,en octroyant au pays une Constitution,elle aura tout simplement fait oeuvre de justice,sans aucun aveu de faiblesse de sa part;elle aura tout simplement permis à un peuple parvenu à une certaine maturité de se développer et de prospérer,car le développement économique et l'évolution sociale et morale d'un peuple sont intimement liés à son régime politique et conditionnés par ce régime." "L'Action Tunisienne " 29 avril 1937.

 

 

                        DE QUOI DEMAIN SERA-T-IL FAIT?

 "Le peuple tunisien attend,dans la fièvre,la réalisation des réformes démocratiques qui ont été annoncées;déjà,dans un certain nombre de milieux,se manifeste une certaine inquiétude dont les signes deviennent de plus en plus évidents.Cette inquiétude apparaît,aujourd'hui,d'autant plus légitime que la présente génération a assisté dans le passé,à un certain nombre d'enterrements de première classe;même à une certaine époque,il est devenu de pratique courante de promettre des réformes qui ne seront jamais réalisées ou dont la réalisation subit une série d'avatars en chemin,au point,de les rendre totalement méconnaissables;des commissions d'enquête sont instituées;des discussions,des rapports;un beau feu d'artifice;puis brusquement,à propos d'un événement quelconque le rideau tombe;changement complet de décor;......"Beaucoup d'esprits craignent la réédition de pareils errements et redoutent pour le peuple tunisien de nouvelles et peut-être de plus amères déceptions.

 "Nous autres,qui avons demandé à la population tunisienne d'avoir confiance en un gouvernement dont les bonnes intentions et la sincérité ne sauraient être mises en doute,nous ne pouvons pas,néanmoins,nous abstraire de ce courant gagné par l'inquiétude;car ce gouvernement,malgré sa sincérité,peut-être débordé par les courants de la réaction,s'il ne se montre pas agissant et vigilant.

 "En matière politique, il ne s'agit pas seulement d'avoir de bonnes

dispositions; il faut agir et agir au bon moment, au moment opportun: une opération chirurgicale peut être efficace ou, au contraire, entraîner pour le patient des conséquences néfastes, suivant le moment choisi pour y procéder.L'attente, les tergiversations, les hésitations sont souvent aussi nuisibles que l'inaction absolue."

 "En Tunisie,il y a des transformations qui sont devenues nécessaires,mais dont l'urgence est également manifeste;il faut évidemment,après l'élaboration d'études techniques et des consultations préalables,procéder avec célérité à ces transformations;car,en laissant se perpétuer un état de choses dont on  annonce par ailleurs ou dont on fait pressentir la disparition,on ajoute aux vices ordinaires et normaux de cet état de choses; de nouveaux défauts provenant des grincements d'une vielle machine qui se sent dangereusement menacée dans ses privilèges illégitimes"...;L'Action Tunisienne 13 mai 1937

 

 

                      AUTOUR DE "L'AFFAIRE" DE MOKNINE.        

 "Il ne s'agit pas de l'affaire Dreyfus,qui a partagé en la France en deux camps et fait couler beaucoup d'encre;il s'agit de l'affaire de Moknine, qui aura son épilogue devant le Tribunal Criminel de Sousse et qui rappelle aux Tunisiens des journées sombres,douloureuses,les fameuses journées de septembre (1934);par la faute d'un homme,qui était loin de représenter le véritable esprit de la nation française,un peuple entier tout entier s'est soulevé,dans un sursaut d'indignation;presque dans toutes les villes de la Régence ,des manifestations monstres eurent lieu,pour protester contre les mesures d'exception qui ont été prises par le Gouvernement contre les chefs du mouvement destourien;mesures injustes et illégales au premier chef,mesure consacrant l'arbitraire le plus absolu et la dictature la plus atroce et la plus folle;en une nuit,par l'effet de décrets qui n'avaient pas encore vu le jour,des hommes en qui le peuple avait mis tous ses espoirs,sont arrachés à leur sommeil,à leurs femmes,à leurs enfants,et dirigés vers le Sud où les attendent les brimades et les vexations de toutes sortes;le lendemain,quand cet acte abominable était déjà consommé,la population atterrée,apprend l'atroce nouvelle par un communiqué laconique de la résidence et prend connaissance en même temps du texte des nouveaux décrets(qui sont pourtant anciens puisqu'ils avaient été scellés dés le mois d'avril 1934 ).Le même jour,le journal l'Action en langue arabe(EL_AMAL) était suspendu."(L'Action Tunisienne,en langue française était suspendue depuis le 30 mai 1933)

"Le premier décret abrège le délai à partir duquel les lois et arrêtés sont exécutoires.

"Le second,se référant aux décrets-scélérats ,prescrit que dans des cas jugés "peu graves "(ô,ironie des mots),on peut appliquer aux tunisiens l'interdiction de séjour dans un ou plusieurs contrôles civils,sans consulter le conseil des Ministres,par décision unilatérale du Résident Général."

 "Le troisième de ces décrets aggrave les dispositions des décrets-scélérats de 1926.

 "Le quatrième décret punit de six jours à trois mois de prison les manifestations, cris affiches et chants "séditieux".

 "Ces mesures qui étaient prises, sans délibération, sans consultation préalable, étaient trop graves par leur portée et leurs conséquences pour pouvoir être tolérées par le peuple tunisien qui souffrait d'une crise économique sans précédent et d'un régime politique déplorable.

 "Aussi spontanément, la grève générale fut déclarée;car dans toutes les villes, magasins et boutiques fermèrent;les marchés furent désertés;la population entière descendit dans la rue."

 "Dans le calme,à Tunis et dans la province, des manifestations de plusieurs milliers de personnes s'organisèrent,à Tunis,les manifestants se portèrent devant la Résidence et envoyèrent une pétition au Résident.Le second jour,ce fut la manifestation de la Marsa qui s'adressa à S A le Bey: celui-ci déclare à la délégation qu'il reçoit que le Résident a promis de rendre aux exilés leur liberté dans les quarante-huit heures."

"La population réconfortée par cette promesse, retourne à Tunis dans le calme."

 "Mais à l’intérieur, où la nouvelle ne parvient pas immédiatement, le public continue à protester par des manifestations imposantes et la grève générale.

 "Le Résident, se mettant en flagrante contradiction avec S.A le Bey lui-même, déclara n'avoir jamais promis la mise en liberté des déportés.

 "Ce démenti, opposé par le Résident, pour des considérations de prestige administratif au moment où la population se calmait, fut ressenti comme une cruelle et amère déception;l'effervescence reprit de plus belle.

"Tout ce mouvement n'était nullement dirigé contre la France,ni les Français de Tunisie,il avait simplement un caractère anti administratif et antigouvernemental: c'est pourquoi il a pu conserver,malgré son ampleur ,un caractère pacifique;dans tout le pays,malgré le déroulement d'imposantes manifestations on n'eut à regretter aucune effusion de sang;l'énervement de la population était pourtant grand par suite de l'attitude provocatrice du Gouvernement,ses tergiversations,de ses voltes-faces.

"A Moknine, l'attitude maladroite et dans un certain sens provocatrice des autorités locales a contribué à faire perdre à la manifestation son caractère pacifique du début et une véritable émeute se produisait dont la responsabilité incombe entièrement aux  autorités.Les militants du Parti Destourien présents dans la manifestation jouèrent un rôle qui leur fait honneur,car ils prêchèrent le calme parmi les manifestants déchaînés,et s'attachèrent à restreindre le foyer de l'incendie;aucun acte répréhensible ne fut relevé à leur encontre et les témoins les plus désireux de les mettre en vilaine posture ne purent que reconnaître leur attitude digne et correcte pendant ces douloureux événements.Maître d'eux-mêmes, Maître de leurs nerfs, ils ont su jusqu'au dernier moment conseiller le calme et la pondération,préserver les vies humaines,au risque parfois de leur propre vie.

 "Aussi,peut-on dire en toute justice et en toute bonne foi,que le véritable responsable de ces douloureux événements qui pèsent encore lourdement sur la mémoire des Tunisiens,ce ne peut être les Destouriens qui ont tout mis en oeuvre pour les empêcher,c'est le Gouvernement lui-même qui à un moment où le peuple tunisien souffrait d'une crise terrible,a cru devoir prendre les mesures maladroites qui constituaient en réalité une véritable provocation.

"Il y a quoi qu'on dise ,chez chaque peuple,un état d'âme collectif qui obéit à des lois particulières différentes de celles qui régissent la conduite des individus envisagée séparément.Un bon administrateur,un véritable homme d'Etat doit tenir compte de cet état d'âme autrement dit des aspirations du peuple,de son honneur,de sa dignité en même temps que de ses besoins matériels."

 "Une autre vérité aussi saute aux yeux et doit être dégagée: C'est que le Droit n'est pas crée de toutes pièces par l'Etat;il préexiste à l'Etat; ce n'est pas à coup de décrets pris d'une manière arbitraire qu'on gouverne un peuple conscient de ses droits et marchant dans la voie du progrès;un texte législatif n'a de valeur que s'il tient compte des réalités objectives  qui s'imposent à tout législateur conscient de son rôle et désireux de faire oeuvre utile et durable."

 "En Tunisie la réalité la plus importante dont tout législateur,quel qu'il soit doit s'inspirer,c'est l'aspiration du peuple tunisien,dans son ensemble à vivre d'une vie digne,dans une atmosphère de liberté."  L'Action Tunisienne. 23 MAI 1937.

  Rappelons tout simplement que ce texte très significatif à mains égards,est rédigé par Tahar Sfar trois années environ après les célèbres événements du 5 septembre 1934  dans la ville de Moknine ,et à la veille des sentences qui devaient être prononcées par le Tribunal militaire de Sousse en mai-juin 1937.En septembre 1934, quand sont intervenus les événement de Moknine, Tahar Sfar et Bahri Guiga assumaient la responsabilité du Bureau politique du Néo-Destour, leurs camarades ,Le Docteur Mahmoud Materi, président du Parti et Habib Bourguiba secrétaire général étaient déportés dans le Sud tunisien depuis le 3 septembre 34;ils les rejoindront,en 1935, dans des conditions que nous relaterons.

                               

                 LA QUESTION DES TERRES EN TUNISIE.

 " la colonisation officielle demeure en Tunisie, une des formes les plus graves de l'intervention de l'Etat en matière économique.

 "Parce qu'elle se propose de peupler la Tunisie d'un grand nombre de colons de race française et de leur assurer une supériorité marquée sur les enfants du Pays,cette colonisation fausse le jeu de la libre concurrence et perturbe les mécanismes de l'économie nationale:

 "Outre ses conséquences démographiques qui peuvent être néfastes puisqu'elle donne lieu à une surpopulation artificielle dans un milieu peut-être saturé,elle grève le budget d'une charge permanente qui pèse lourdement sur le peuple,surtout aux époques de crise économique comme l'époque que nous traversons: elle aboutit ainsi à des résultats injustes comme celui d'enrichir des gens fraîchement implantés chez lesquels une propagande intense a développé l'esprit de lucre et crée le mirage de gros bénéfices facilement gagnés,pendant que les enfants du Pays,anéantis par une crise terrible demandent que des postes soient ouverts au budget pour arracher les plus infortunés d'entre eux aux griffes de la mort qui les guette."

 "Au point de vue social et moral,cette forme d'intervention intensifie le préjugé de race et l'esprit de classe et ne contribue nullement,comme on le prétend,au rapprochement entre protecteurs et protégés;ce n'est qu'en vertu d'un raisonnement sophistiqué qu'on essaie de démontrer ce rapprochement par le colon,gros propriétaire,et de "l'indigène",salarié agricole,oubliant que l'existence de ce type de relations démontre l'éviction du Tunisien,par des procédés aussi nombreux que variés,du sol qu'il a fécondé par son travail et que ses ancêtres avant lui ont cultivé"

 "Ainsi au triple point de vue social,financier et démographique,la colonisation officielle,en contrecarrant les lois naturelles au lieu de les laisser jouer librement ou d'en corriger simplement certains effets au profit des plus faibles,c'est à dire de la paysannerie autochtone,ignorante et pauvre,engendre le paupérisme,aggrave l'état de misère dans le Pays et crée aux côtés d'une classe  toujours plus nombreuse de paysans indigènes,appauvris et ruinés,une oligarchie de colons français officiels,luxueusement installés et puissamment outillés."

   "Mais,ce qu'il y a encore de plus grave,c'est la question politique qui résulte du problème des terres à allotir;car il ne suffit pas à la colonisation officielle d'avoir un fonds en argent,il lui faut,à tout prix,un fonds en terre suffisamment important;et, comme la confiscation directe est impossible dans un pays sous protectorat,on arrive au même résultat par des procédés aussi habiles que juridiques,en apparence du moins:

  "C'est ainsi qu'après avoir puisé à pleines mains dans le réservoir des terres domaniales,après avoir par le décret du 13 janvier 1898,tari la source féconde des habous publics,après avoir songé un instant aux terres collectives et s'être arrêté aux difficultés de toute nature que leur utilisation pourrait,susciter,après s'être lancé enfin dans la grande aventure des terres forestières qui,à elle seule,a soulevé plus de mécontentement au sein de la population indigène que toutes les autres fautes politiques réunies,l'Etat,toujours à court de terres,mais jamais à court d'argent pour ce type de colonisation,se met paraît-il,à lancer des regards pleins d'amour aux habous privés."........."Le Gouvernement,au lieu de cela,devrait,en se détournant complètement de la "colonisation officielle"et pratiquant une politique résolument égalitaire et démocratique,s'occuper exclusivement des besoins ressentis par la population agricole de la Tunisie,sans s'attarder à des considération de race et sans subir l'influence des coteries intéressées au maintien des privilèges au profit de leurs membres ou de certaines administrations dont les pratiques routinières ont fini par rétrécir l'horizon." La Voix du Tunisien" 22 Juillet 1931.

                         

              LA VERITE SUR LE CAS HASSEN NOURI.

 "Tout le monde connaît le tragique bilan des incidents de Bizerte.

 On expulse du territoire de la Régence un militant jouissant de l'estime de la population ouvrière et des destouriens de Bizerte: Hassen Nouri: Les habitants de Bizerte essaient de faire parvenir aux autorités locales leur protestation et manifestent dans le calme le plus absolu;les forces de police s'opposent à la manifestation: morts,des dizaines de blessés,la population tunisienne tout entière est en deuil et pleure ses morts.

"Ayant été l'avocat de Hassen El Nouri dans les différents procès qui lui ont été intentés,et à la suite desquels il a été expulsé du territoire tunisien par l'Administration,je tiens dans un souci d'objectivité et de sincérité historique,à apporter mon témoignage,en vue d'éclairer l'opinion publique,tant française que tunisienne,de ce pays: dans le but de dissiper certains préjugés et de lever le voile sur certaines intrigues qui se fomentent dans l'ombre,heureux si je parviens,par ces révélations,à faire ouvrir les yeux des hommes de bonne foi et à leur montrer l'abîme qu'essaient de creuser sous leur pas,ceux que dévore l'ambition ou l'intérêt,au point de leur faire perdre tout respect de la dignité humaine,toute préoccupation de l'intérêt général bien compris et du véritable ordre public."

 "Le cas Hassen El Nouri est un cas qui mérite d'être compris et médité.Il est à l'origine des événements sanglants de Bizerte et si l'on veut comprendre la genèse et la porté de ces événements,il convient avant tout de remonter aux origines,à la source pour ainsi dire et d'exposer en détail le cas caractéristique de Hassen Nouri.

 "D'abord,il convient de faire justice de certaines accusations:

Hassen Nouri n'est pas du tout le personnage que l'on essaie de représenter sous les traits d'un agitateur dangereux,prêt à mettre le pays à feu et à sang.C'est un simple militant sincère et convaincu,auquel sa sincérité lui a valu l'estime de toute  une population;il a milité pendant de nombreuses années au sein du Destour et son activité n'a jamais provoqué aucun désordre dans la population de Bizerte;depuis un certains nombre de mois,il a eu l'idée d'entrer dans le mouvement syndical et fut élu comme Secrétaire de L'Union des Syndicats de la région de Bizerte affiliés à la C.G.T.T. ;son activité au sein de ce groupement lui valut un certain nombre de procès pour fait de grève et réunions syndicales sans autorisation;trois procès en tout,où je suis intervenu personnellement en qualité d'avocat plaidant;l'un de ces procès fut clôturer par un non lieu de la part de M.le juge d'instruction Darrodes,à la haute conscience et à l'intégrité duquel je tiens volontiers à rendre hommage......" l'Action Tunisienne 15 janvier 1938

 

 

                              LA SEULE SOLUTION POSSIBLE.

"La Tunisie traverse à l'heure actuelle une crise très grave qui appelle de la part du gouvernement des soins particulièrement dévoués et urgents.

"Au point de vue économique,c'est le marasme dans tous les domaines,la vie au ralenti,le chômage et la misère.

"Au point de vue politique,des difficultés sans nombre surgissent à l'horizon: le peuple demande des réformes de structure,la satisfaction de certaines revendications d'un intérêt vital pour le Pays: le Gouvernement répond par une répression à jet continu,des procès politiques sans nombre,des vexations de toutes sortes.

 "Cette attitude que rien ne peut justifier,est d'autant plus inopportune que les Tunisiens ne demandent qu'à vivre en bonne entente avec la France dans une harmonisation des intérêts réciproques des deux pays,à une heure particulièrement grave où l'atmosphère politique internationale s'assombrit et se charge d'électricité.

 "a un moment où,du haut de la tribune du parlement,le Président du Conseil,avec un accent pathétique,appelle à l'union tous les Français et s'adresse au sentiment national de tous ses compatriotes,ne convient-il pas de s'adresser à ce même sentiment pour appeler les Français à une union encore plus large, groupant autour d'eux tous ces peuples Tunisiens,Algériens,Marocains,qui ne demandent en réalité qu'à faire bloc avec la France,qu'à s'unir plus intimement avec elle,mais d'une union basées sur les liens d'amitié,de large compréhension,de fraternelle association,et non pas des rapports de violence et de domination?"

 "Le quarteron de privilégiés et de prépondérants , au mépris des intérêts supérieurs de la France,s'emploie par tous les moyens à creuser le fossé d'incompréhension entre Français et Tunisiens et à dresser les uns contre les autres des éléments de la population appelés à s'entendre et à fraterniser: chaque jour,ce ne sont que des invectives,des appels à la haine.Rien ne trouve grâce devant ces messieurs ni l'activité politique du Destour, ni même son activité économique,ils ont juré d'avoir la tête de leurs adversaires politiques et quand ils voient le Gouvernement prés à s'engager maladroitement dans la voie de la répression administrative ou judiciaire,ils ne cachent pas leur satisfaction,ils illuminent;peu leur importe le mécontentement de deux millions et demi de Tunisiens,la colère que provoque toute répression,surtout lorsqu'elle apparait comme injuste aux yeux de l'opinion publique."

 "On peut dire que les pires ennemis de la France,ce sont ces gens qui ne voient pas plus que leurs intérêts immédiats;quand aux militants du Destour qu'on traite actuellement de criminels,on doit reconnaître en toute justice,qu'ils oeuvrent mieux que quiconque au rapprochement des esprits et à l'apaisement des coeurs.Car seule la réalisation des réformes qu'ils préconisent peut apporter au peuple tunisien la légitime satisfaction qu'il attend depuis longtemps et éteindre tous les foyers de mécontentement." L'Action Tunisienne 19 MARS 1938."

 Après cet échantillon de différents articles qui ont permis au lecteur de ce faire une idée des thèmes traités par Tahar Sfar pendant la période 1931-1937 je termine cette série d’articles par un texte que je considère personnellement d’une grande importance historique…Il s’agit d’un article que mon père publie en décembre 1939 après sa sortie de prison pour exprimer ses convictions profondes au sujet des conceptions racistes d’Adolf HITLER et de son rêve hégémonique fou….Tahar Sfar avait souhaité de toutes ses forces qu’un texte  similaire soit  officiellement  adopté par les instances de son Parti le Néo-Destour  et en avait longuement discuté avec son camarade Habib Bourguiba depuis le mois de Mars 1938 .Bourguiba reconnaissait le bien fondé de la proposition de Tahar Sfar mais ne jugeait pas la prise de position officielle comme prioritaire….

  Tahar Sfar a été, ainsi, un des rares intellectuels tunisiens à avoir pris très tôt une position publique nette contre le nazisme hitlérien, et cela, non pas par calcul politique ,en misant sur le camp des vainqueurs possibles de la guerre, mais par principe, et par fidélité à ses convictions profondes et à son combat contre toutes les formes de totalitarisme;comme Aragon il pensait que la lutte contre l'hitlérisme devait être menée "sans merci".En effet dés 1939,alors qu'Hitler était à l'apogée de son triomphe politique et militaire, Tahar Sfar rédige et publie dans la revue tunisienne en langue française "Leïla" une série d'articles pour expliquer les graves dangers que fait courir le nazisme à toute l'Humanité. Nous soumettons à l'attention du lecteur un texte intégral publié dans le numéro 7 de la revue "Leïla" du mois de décembre 1939.Il nous semble à travers Le texte que nous allons relire,qu'un citoyen tunisien, qui vit,douloureusement sa condition de "protégé colonisé", a su s'élever, devant une des grandes menaces de l'Histoire, à la vision d'un citoyen du Monde.

 

 

LES CONCEPTIONS RACISTES D'HITLER ET LA FAMILLE GERMANIQUE.

  "Il ne s'agit pas de la vieille famille germanique, mais de celle, qu'Hitler dans son rêve d'hégémonie sur le monde a voulu constituer.

 On sait que, partant de l'idée de la race supérieure,de la race élue et voulant débarrasser le sang allemand de tout mélange avec un sang étranger quelconque,Hitler a été amené à l'application de conceptions biologiques fantaisistes et de théories sociales non moins douteuses;il a cherché à mettre la Science et la Technique au service de sa mystique et de ses idées concues à priori.

 Pour la première fois,on a vu prendre des mesures draconiennes pour empêcher toute communication,interdire tout rapport entre une race et les autres races qui peuplent la planète,dans un espoir vain,chimérique de parvenir à l'accumulation des prétendues qualités de cette race et d'en faire une race particulièrement désignée pour dominer le Monde et l'assujettir à ses lois.Rêve absurde,insensé,procédant d'un orgueil démesuré ,d'une mystique extravagante.

 La Science nous enseigne,au contraire que les unions entre proches peuvent donner lieu à des mécomptes,car les tares et les défauts s'accumulent en s'ajoutant.D'autres part,il y a dans cette idée de purification de la race quelque chose qui est contraire à la Nature elle même dont l'oeuvre tend toujours à créer des complexes de plus en plus étendus,à partir du simple pour aboutir au composé,à mêler les éléments qu'elle fournit en de puissantes synthèses,en des combinaisons de plus en plus variées: le progrès ne réside-t-il pas,en effet,essentiellement,dans cette complication de plus en plus grande de la vie,tant biologique que sociale,complication qui doivent se produire selon des lois d'harmonie que la Nature, laissée à elle même,livrée à son propre cours,ou aidée et soutenue par l'Homme,tend à faire observer.

 Or,l'oeuvre de la Nature,la volonté du Créateur,c'est d'assurer de plus en plus l'harmonie au sein de la création;cette harmonie ne peut être que le résultat d'une communication de plus en plus large entre les différents peuples de la terre et non point de l'établissement des cloisons étanches constituées par les préjugés de toutes sortes,les théories séparatistes et les conceptions exclusives: parler de races supérieures et de races inférieures,et appliquer dans les faits une telle théorie,c'est créer,au sein de la communauté internationale des fossés,c'est faire naître un déséquilibre certain,c'est fausser le jeu des relations harmonieuses qui doivent exister entre les différentes nations,relations,qui,pour être fraternelles et demeurer pacifiques,ne peuvent qu'être basées sur des considérations d'égalité,tirées de l'apport que chacune de ces nations fait ou croit faire à l'Humanité toute entière,de sa part contributive,si petite,si minime,soit-elle;dont la valeur fût-elle aussi infime."

 "Ces considérations appellent plutôt à une union plus parfaite,des relations plus étendues,des rapports plus étroits,dans tous les domaines et non point l'exclusivisme le plus outrancier,le chauvinisme le plus exacerbé,poussés jusqu'à l'interdiction du mariage entre personnes appartenant à la même nationalité,assujetties au même régime,liées par le même statut,subissant les mêmes lois,rattachées au même Etat,sous prétexte qu'elles ne sont pas de la même race,que le sang qui circule dans leurs veines n'a pas la même couleur."

   "Sans parler de l'injustice de telles conceptions,on peut se rendre compte aisément de leur caractère antinaturel et antisocial."

 "Aussi peut-on dire,avec juste raison,que la Famille germanique,issue de telle conceptions,constitue un produit factice,artificiel,et par conséquent non viable comme tel: La nature,contrecarrée dans son oeuvre de création,selon les lois d'harmonie qu'elle s'est elle-même instituées,violentée par une autorité qui s'est opposée à la Science,avec une brutalité d'autant plus injustifiée qu'elle se fonde sur des considérations que ni la Morale,ni la Religion,ni le Droit ne peuvent légitimer,va pouvoir se venger,un jour ou l'autre mais dans un avenir certainement assez proche,par l'anéantissement de l'organisation fragile,malgré son apparente solidité,qui a été conçue et réalisée,au mépris de ses lois."

 "On sait,en effet-et c'est un lieu commun sans cesse répété qu'on n'asservit la nature qu'en obéissant à ses lois;autrement dit la nature ne se montre favorable à nos desseins,ne sert nos projets que lorsque nous nous soumettons nous-même à ses exigences,à ses sollicitations,aux règles qu'elle édicte; au contraire, la violation de ces règles ne peut que conduire à la réalisation de ce qu'on appelle des monstres,êtres ou institutions qui apparaissent un jour,provoquent pendant quelque temps des effets d'admiration ou de terreur,frappent l'imagination par leurs formes singulières et leur aspect insolite,et disparaissent avec la même rapidité comme fumée au vent,s'abîment et s'anéantissent sans laisser de traces de leur passage,autrement que par les désastres et les ruines qu'ils auront pendant, quelque temps ,accumulés."

  "Il en est ainsi de la Famille germanique,c'est à dire de la famille allemande actuelle: ramenée par Hitler,d'une manière obligatoire,par des procédés artificiels,en violant les lois de la nature elle-même,à des éléments "simples",alors que toutes les familles appartenant aux autres sociétés humaines avaient tendance à se "compliquer" en se mêlant,en s'intégrant de plus en plus,elle constitue un monstre,au sens biologique du mot ,complètement suspendu dans le vide,sans attache aucune avec les autres "produits" de la création.Et  c'est peut on dire,dans une grande mesure,cet état de choses anormal et factice qui a contribué à amener la guerre actuelle;car, Hitler avant de précipiter le peuple, dont il s'est fait l'idole ,dans cet affreux cataclysme,a,par tout un travail préalable,coupé les ponts,interrompu les relations entre lui et le monde civilisé;il a tenu à lui communiquer ou plutôt à réveiller en lui des instincts de violence,à lui donner le sentiment d'une prétendue supériorité par rapport aux autres peuples,à lui enseigner le mépris de ces peuples,de leurs institutions et de leurs usages.

 "Nous n'en voulons pour preuve que ces paroles de son "Mein Kampf" que nous reproduisons ici à titre de citations,à l'appui de ce que nous avons dit, et qui montre à quel degré atteint le cynisme de cet agitateur forcené: "...la condition préalable mise à l'existence durable d'une humanité supérieure n'est pas l'Etat,mais la race qui possède les facultés requises."

 "...comme la nationalité,ou pour mieux dire la race,ne dépend pas de la langue,mais du sang,on n'aurait le droit de parler de germanisation que si on parvenait à changer le sang du vaincu.mais cela est impossible.Y arriverait-on,ce serait par un mélange de sangs,qui abaisserait le niveau de la race supérieure."......."Nous sentons tous que,dans un avenir éloigné,les hommes rencontreront des problèmes que seul,pourra être appelé à résoudre un maître-peuple de la plus haute race,disposant de tous les moyens et toutes les ressources du monde entier...."Une paix,non assurée par les rameaux d'oliviers qu'agitent,la larme facile des pleureuses pacifistes,mais garantie par l'épée victorieuse d'un peuple-maître qui met le monde entier au service d'une civilisation supérieure."...."Les armes les plus cruelles deviennent les plus humaines,car elles sont la condition d'une victoire plus rapide et aident à assurer à la nation la dignité de la liberté."...."L'humanité a grandi dans la lutte perpétuelle,la paix éternelle la conduirait au tombeau."

"Ces quelques citations suffisent pour montrer à quel degré atteint le mépris d'Hitler pour les races autre que la race allemande,comment il emprunte à Nietzche sa théorie du "surhomme" pour en faire celle du "peuple-maître», de la race élue,prédestinée à gouverner l'Univers et à courber l'Humanité toute entière sous son joug oppresseur,comment il fait de la violence une doctrine destinée à régir les rapports entre les peuples;c'est le régime de la guerre perpétuelle,de l'insécurité,de la guérilla,comme celle qui existait autrefois entre clans et tribus et que la constitution des peuples en Etats a contribué à supprimer.Si de tels desseins se réalisaient,c'en est fait de la civilisation;c'en est fait du progrès,mais l'on ne peut prédire à coup sûr,l'échec d'une telle tentative;car l'Humanité suit en général,une ligne d'évolution qu'aucune force au monde ne saurait,ne pourrait détourner de son cours;et toutes les institutions,comme la famille germanique d'Hitler,qui s'opposent à cette évolution sont assurées d'une disparition rapide et certaine." Revue Leïla N 7. décembre 1939.

 A titre d'exemple, et ,pour permettre au lecteur de se faire une idée de la lucidité et du courage intellectuel de Tahar Sfar, à l'époque, en comparaison même avec des grands penseurs "résistants" français comme Malraux je cite un extrait d'un article publié par le journal "Le Figaro" du lundi 2 décembre 1996,sous la plume de Guy PERRIER ,avec le titre suivant: "Les Silences de Malraux":"..Comment Malraux a-t-il pu se taire lors de la conclusion du pacte germano-soviétique en août 1939, lui le défenseur de l'Espagne républicaine? Comment a-t-il pu accepter cette alliance monstrueuse avec le fascisme d'Hitler.....?.Mais il y a pire. Durant les quatre années d'occupation, Malraux se tait;le long ,le lourd silence est absolument insupportable..."

 

 

DECLARATION DE TAHAR SFAR AU QUOTIDIEN DE LANGUE ARABE EZZOHRA AU LENDEMAIN DES MANIFESTATIONS PACIFIQUES DU 8 AVRIL 1938:

TEMOIGNAGE INNOCENTANT SES CAMARADES DE COMBAT DES ACCUSATIONS CALOMNIEUSES DE COLLUSION AVEC LES FASCISTES.

 "La manifestation pacifique d'avant-hier (vendredi 8avril) constituait un événement de la plus haute importance dans l'histoire de la Tunisie. Le peuple a fait preuve d'une rare conscience, assumant ses devoirs avec une remarquable lucidité, car tenu par la morale et la solidarité d'être aux côtés de ses leaders victimes des manoeuvres secrètes, des manigances des réactionnaires et de leur presse "polluée".

" Nous sommes ainsi, entre autre, victimes des attaques de M Durand Angliviel, accusant notre Nation et ses hommes intègres d'être inféodés à l'Italie et aux Italiens et d'avoir soutenu leur dictature fasciste."

"Mais les Tunisiens ont prouvé ce   vendredi 8 avril,que leur seul objectif était de recouvrer leurs droits politiques et d'assurer la direction des affaires de leur pays,but auquel ils avaient toujours aspiré et adhéré avec conviction."

 "En fait,qui peut nous dénier le droit de consacrer notre intérêt à nos affaires et de préparer l'avenir de nos enfants après avoir démontrer que notre pays n'est pas sur la bonne voie et que la chance du Tunisien est pratiquement nulle de retrouver sa dignité?"

 "Prés de 20.000 hommes en rangs serrés,qui ont manifesté dans le calme,se sont dirigé vers Bab-Bhar où ils ont exprimé leurs droits légitimes,réclamant un Parlement tunisien et un gouvernement responsable devant eux.C'était là l'objectif pour lequel avait été constitué le Parti Constitutionnel en 1920."

 "Les combines et les machinations ont constitué une entrave à la réalisation des aspirations des Tunisiens à vivre en paix: ainsi,le peuple a su déjouer les manoeuvres des profiteurs et des pêcheurs en eau trouble qui ont toujours tenté de semer la gabegie et d'envenimer les relations entre le" protecteur" et le" protégé".Il a coupé l'herbe sous les pieds de tous les manoeuvriers et aussi des monopolisateurs de la lutte nationale qui ,jusqu'ici,déclaraient illégale toute action émanant d'autres personnes même si la leur est insignifiante."

"La presse du matin a fait état d'une rumeur par le biais de laquelle les auteurs ont voulu jeter le désarroi dans les esprits en prétextant que les manifestants venant de Hammam-lif se sont dirigés vers le consulat d'Italie en scandant:"vive le Duce",une telle attitude ne pouvant émaner de Tunisiens patriotes,mais de marginaux."

"Quelle que soit l'ampleur du différend qui existe entre nous et la France,nous ne permettrons à quiconque de simuler des sentiments ou des attitudes que nous n'éprouvons et il n'est pas non plus logique qu'une puissance étrangère,ayant des ambitions que nous désapprouvons, puisse intervenir dans nos affaires."

                                      "EZZOHRA Avril 1938"        Traduction du quotidien "le                                   Renouveau" du samedi 9 Avril 1988.

 

 

CHAPITRE III
LE DRAME PSYCHO-POLITIQUE VÉCU PAR TAHAR
SFAR.
1937-1942

Le maillon manquant, les Mémoires de Tahar brulés selon sa volonté avant son transfert à l’hôpital Sadiki en 1942.
LE NON-DIT D'UN HOMME DE FORTE CONVICTION.
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Après l’épreuve de l’exil à Zarzis en janvier 1935, Tahar Sfar a été transféré avec ses camarades de combat Habib Bourguiba, Mahmoud Materi et d’autres militants destouriens au camp d’incarcération militaire de Bordj-Lebœuf dans le cœur du désert tunisien. Il restera dans ce camp dans des conditions très difficiles jusqu’à l’arrivée du nouveau résident général français M Guillon en 1936. Nous ne nous étendrons pas sur les souffrances endurées par notre père et ses camarades de combat dans ce maudit camp : Le Président du Néo-Destour le Docteur Mahmoud El Materi a bien relaté tous les détails dans son livre « Itinéraire d’un militant 1926-1942 »Edition CERES Production. Nous nous limitons à citer un paragraphe de l’ouvrage du Dr El Materi à la page 105 : « Notre vie sous la tente continua sans changement les journées toujours chaudes et les nuits froides. De temps en temps soufflait un vent d’une violence inouïe rompant parfois les amarres de notre tente et faisant chavirer le mat central ; ces bourrasques nous obligeaient à rester enfermés 
plusieurs jours. Mais les dangers que nous courrions pendant ces journées, c’était de voir le feu de notre « primus » atteindre nos vêtements ou se communiquer à la toile de la tente. Le fait se produisit à deus reprises et Tahar Sfar faillit en être la victime. Je me souviens toujours avec effroi d’avoir vu notre ami quitter précipitamment la tente et courir comme un fou en poussant des cris, le feu s’étant communiqué à son « Kadroun » de laine. J’eus toutes les peines du monde à le rejoindre pour le faire rouler par terre et jeter sur lui une épaisse couverture qui étouffe le feu ;en attendant que mes autre camarades ainsi que deux « goumiers » accoururent avec des seaux d’eau. On peut dire que Tahar Sfar l’a échappé belle ce jour là. »
Le 23 avril 1936 les prisonniers du camp saharien de Bordj-Lebœuf virent un cortège de voitures automobiles s’approcher du camp et ce fut la délivrance : Bourguiba, Ben Youssef et mon père furent installés provisoirement à Djerba, le Dr El Materi et Bahri Guiga furent dirigés vers la ville de Gabés. Le nouveau Résident Général voulait- pour les sonder- avoir des entretiens avec les leaders du Néo-Destour avant leur libération et leur retour à Tunis. Après ces entretiens un communiqué à la rédaction duquel le Dr El Materi a participé activement a été publié le 14 mai 1936 dans lequel il était précisé notamment que les 8 internés « .. mettaient leur confiance entière dans le Représentant de la France pour poursuivre une politique libérale et humaine ne s’inspirant que d’un souci d’intérêt général… ». Mon oncle Ahmed Sfar m’ avait laissé entendre quand il me parla de ce premier contact de M Guillon avec les principaux leaders du Néo-Destour que mon père avait gardé une impression très favorable de cet homme qui semblait aminé de bonnes intentions envers les droits légitimes du peuple tunisien et il a ainsi été amené à penser qu’une ère nouvelle semblait pouvoir s’ouvrir pour une saine et loyale coopération si les représentants des colons ne tenteraient pas de mettre les battons dans les roues.
Le retour de notre père à Tunis fut une joie sans pareille dans notre petite famille, je n’avais qu’environ deux ans et je ne me souviens de rien ; mais ma sœur ainée avait environ cinq ans et elle m’a souvent parlé de ces belles journées pendant lesquelles la petite maison que mon père avait louée à Tunis était remplie de sympathisants enthousiastes venues de tous les coins de notre pays. Quelques jours après leur retour à Tunis les responsables du Néo-Destour étaient reçus en audience de travail par Guillon et pendant plus de deux heures les membres du Bureau politique se relaieront pour expliquer les principales revendications du Parti. Le Résident général avait reconnu la légitimité de ces demandes et fit allusion aux difficultés qu’il allait rencontrer avec l’opposition des colons tout en demandant à ses interlocuteurs d’éviter l’agitation de la rue et les déclarations passionnées pour lui faciliter sa délicate mission. Après cette audience, le Bureau Politique du Néo-Destour se réunit pour un échange de point de vue et malgré l’attitude négative et le comportement du Bey Ahmed de l’époque à leur égard il décide de demander une audience au Bey pour le mettre au courant de leur entretien avec le Résident général. Mon père est chargé de rédiger la déclaration que fera le Président El MATERI devant le Bey. L’audience est accordée rapidement et les dirigeants du Parti furent reçus au palais de la Marsa ; dans le salon d’attente Bourguiba demanda à mon père de lui montrer le texte de la déclaration pour « y jeter simplement un coup d’œil » et lors de l’audience au lieu de remettre le texte au Président du Parti comme convenu il s’empressa de s’avancer vers le Bey et en fit lui-même la lecture. Mon père était décontenancé par cette désinvolture et ne manqua pas de faire un reproche énergique à son camarade dès la fin de l’audience qui fut simplement protocolaire. L’incident fut clôt mais il était révélateur d’un état d’esprit qui commençait à poindre et qui n’était pas digne de la qualité exemplaires des relations qui caractérisait jusque-là le groupe d’amis militants.
Le local du Parti étant encore fermé, Dr El Materi réunit chez lui dés le 10 juin 1936 un Conseil National du Néo- Destour pour informer les militants, remettre le Parti au travail et préparer les doléances et les revendications à présenter au Gouvernement français. Mon père participa activement à ce Conseil et rédigea le projet de texte qui fut soumis aux délibérations des militants du Parti. Il fut décidé sur la proposition de mon père que Bourguiba soit chargé de présenter les revendications adoptées à Paris au Ministère des Affaires étrangères à Pierre Vienot membre du gouvernement du Front Populaire au pouvoir en France depuis le mois de Mai 1936.Ce gouvernement qui avait fait naître beaucoup d’espoirs tant en France qu’en Tunisie.
Au mois de Novembre 1936 pendant que Bourguiba était encore à Paris, Pierre Vienot sous la pression d’une forte délégation des colons tunisiens présents également à Paris, fait paraître une communication de presse ou il précise clairement que « l’installation de la France en pays de protectorat a un caractère définitif ». Cela amène le Résident général à Tunis à surseoir aux réformes promises en dehors de l’abrogation des décrets scélérats contre la
presse et l’autorisation verbale de la reprise des activités du Néo-Destour même si légalement le Parti demeurait dissous.. Plus de neuf mois après l’arrivée du nouveau Résident général à Tunis la situation s’enlisait de nouveau et aucune des réformes promises n’étaient réalisées. Le Bureau Politique du Néo-Destour se réunit en conclave en Janvier 1937 pour un examen approfondi de la situation et décide de charger encore une fois Bourguiba de se rendre début février à Paris pour remettre un mémoire à Pierre Vienot dans le but de relancer les réformes promises. Mais Bourguiba ne sera pas reçu par Vienot et en sera profondément ulcéré. Le mémoire rédigé par mon père, mis au point après délibération du Bureau politique mettait en garde le gouvernement français sur la situation qui se dégradait gravement en Tunisie et proposait au gouvernement français des réformes minimales urgentes tant sur le plan politique qu’administratif ; judiciaire, social et éducatif, à été remis quand même à Vienot par le canal du député Gaston Bergery..Cela contribua à faire bouger Vienot qui décida de venir le 20 février 1937 à Tunis pour étudier la situation sur le terrain. Le Bureau Politique du Néo-Destour- composé de son président Dr Mahmoud El Materi et des ses membres présents à Tunis Tahar Sfar, Bahri Guiga, Slimane Ben- Slimane et Salah Ben-Youssef- rencontre Vienot dès le 22 Février-Habib Bourguiba était resté encore en France il ne rentrera à Tunis que début Mai- et au cour d’un long entretien un exposé détaillé des revendications adoptées par le Conseil National du Parti du 10 Juin 1936 est présenté par le Dr El Materi. Des interventions complémentaires des camarades de Materi viennent étayer cet exposé magistral dans une harmonie et cohésion parfaite. Vienot est très impressionné par la clarté et la pertinence de l’argumentation ainsi que par la cohésion, le haut niveau intellectuel et la grande maturité politique de l’équipe du Néo-Déstour mais ne prend aucun engagement pendant cette réunion et promet une réponse ultérieure avant son départ le 2 Mars. Après cette réunion ; la Président du Parti Dr El Materi est invité à un déjeuner de travail à la Marsa avec Pierre Vienot et le résident Général Guillon. El Materi met au courant ses camarades fidèlement des teneurs de cet entretien qu’il qualifia pour son camarade Tahar Sfar de très cordial et de positif. Le Secrétaire d’État Vienot n’aura pas une nouvelle rencontre avec le BP du Néo-Destour mais la réponse attendue par celui-ci est venue dans son discours du 1er Mars 1936 avant son départ de Tunis où il déclara clairement : « Il importe de réaliser les réformes qui associent effectivement et en toute loyauté la France et la Tunisie. » Il précisa avec honnêteté que : « Certains intérêts privés des Français de Tunisie ne se confondent pas nécessairement avec l’intérêt de la France. Celle-ci n’est chargée de leur défense que dans la mesure où ils ne sont pas en opposition avec les intérêts généraux de la
Tunisie… »
Les déclarations de Pierre Vienot ont été appréciées à leur juste mesure par les Néo-destouriens, même si mon père était relativement sceptique selon ses confidences à son frère Ahmed à qui il précisa qu’il pensait que les priorités du gouvernement français allaient à la question Syrienne. Le Discours de Vienot déclencha la colère des Colons français et de leur Parti qui mis en œuvre pour contrer la mise en œuvre des réformes promises une grande campagne de protestation qui s’inscrivit dans la durée contre le Gouvernement du F.P tant à Paris qu’à Tunis tout en multipliant les provocations contre le peuple tunisien et plus particulièrement les ouvriers mineurs de la Région de Gafsa provocant notamment de graves troubles et de nombreux morts à M’dhilla.
Le Bureau politique du Néo-Déstour organise dés le retour de Bourguiba de Paris au mois de Mai 1936 pour faire face à une situation ambiguë un grand meeting au Parc Gambetta – actuellement l’avenue Mohamed V- pour mobiliser ses troupes et les appeler à la vigilance pour créer un climat favorable à la réalisation des réformes promises afin de démonter le sérieux du Néo-Déstour dans ses engagements et surtout pour mettre en garde les militants -dont le nombre avoisinait à l’époque les cent mille répartis entre environ 400 Cellules couvrant toute la Tunisie- contre les provocations des colons et de leur Parti d’extrême droite.
Jusqu’à cette réunion du Parc Gambetta et même jusqu’à la fin de l’année 1936 on peut dire que les différents membres du B.P du Néo-Déstour étaient sur la même longueur d’onde, l’entente et la cohésion régnaient dans le groupe. On demanda à mon père de s’occuper plus particulièrement du Journal du Parti en langue arabe El-AMAL qui venait épauler le journal l’Action en langue française. Mais la situation allait se dégrader , les provocations des colons s’intensifiaient et les incidents se multiplièrent pendant toute la période allant de mai 1936 à juillet 1937 ce qui conduit inéluctablement le Résident général Guillon à enterrer les réformes et à revenir même sur les minces mesures libérales prise au mois d’Aout 1936.Les militants du Néo-Déstour devenaient de plus en sceptiques et n’avaient plus confiance dans les promesses françaises. Habib Bourguiba pour ne pas perdre sa base devint plus incisif et plus véhément dans ses discours et dans ses écrits ; deux tendances commencèrent à apparaître au grand jour au sein du Bureau Politique du Néo-Déstour :une tendance dite modérée comprenant le Dr El Materi, Tahar Sfar et Bahri Guiga qui prônait malgré tout la poursuite du dialogue et une tendance nettement plus radicale comprenant Bourguiba, Ben-Youssef et Ben Slimane -appuyée notamment par Ali Belhaouane et Hédi Nouira - qui commençait à prôner la rupture et le retour à l’agitation. Le président du Parti a réussi néanmoins à calmer le jeu et à sauvegarder le dialogue avec Guillon jusqu’ à la chute du gouvernement de Léon Blum en juin 1937.Malgré l’évolution défavorable des événements une amitié personnelle et sincère fruit du dialogue permanent, des qualités humaines et du respect mutuel des deux hommes s’est développée entre El Materi et Guillon. Cette entente entre les deux hommes provoqua une certaine suspicion de Bourguiba et de certains de ses partisans vis-à-vis notamment du Président du Parti. La chute du gouvernement Blum en Juin 1937 rend la tache du Dr El Materi plus difficile. Le Retour du Cheikh Abdelaziz Tâalbi fondateur du vieux Déstour de son exil volontaire en Orient vers la même date va occuper pendant quelques temps les devant de la scène politique nationale en Tunisie: En effet les Néo-Destouriens lui préparent un accueil chaleureux et tentent dans une première phase à la quelle mon père participe activement à le rapprocher de la stratégie adoptée par le Néo-Destour et de lui prouver l’importance acquise par le Parti Néo depuis son départ, mais celui-ci entend jouer l’arbitre entre les deux partis tout en restant plus proche des anciens. Les tentatives de rapprochement finissent par échouer et les tords semblent partagés entre les deux partis pourtant le Dr El Materi ainsi que mon père étaient très favorables à l’union des deux partis mais le Président Bourguiba ne pouvait pas imaginer un leadership efficace assurer par A Thaalbi. La tension entre les deux partis repartit de plus belle après l’échec des multiples réunions de travail ; les déplacements de Thaalbi et ses tentatives de réunions publiques dans différentes villes de l’intérieur du pays étaient souvent perturbés par les militants du Néo- Déstour et parfois cela frisait le drame.Mon père était très préoccupé par ces réactions incontrôlées....
Le 31 octobre 1937 le 2eme congrès du Néo-Destour s’ouvre avec un discours de son Président le Dr El-Materi suivit de celui se son secrétaire généra, Habib Bourguiba , sous de bonnes auspices, les deux analyses de la situation du pays se complètent harmonieusement. Cela donna une bonne impression du Parti surtout auprès des invités présents dont notamment le Professeur Charles André Julien. Après la vérification de la validité des mandats des délégués présents, les différentes commissions sont constituées et entament leurs travaux qui durèrent deux jours avec des discussions libres mais parfois vives notamment au niveau de la commission financière et la commission politique. Mon père s’est investi plus particulièrement au niveau de la commission politique où il s’est employé à calmer les tendances radicales notamment lors des débats sur le projet de rédaction de la motion de politique générale du parti pour les deux prochaines années.
Deux grandes questions firent polémiques ; la revendication claire de l’indépendance et la rupture du dialogue avec le nouveau gouvernement français après la chute de celui de Léon Blum. Pour le premier point Bourguiba fait preuve de sagesse et rejoint ses camarades El Materi ; Sfar et Guiga pour expliquer que l’utilisation du terme « indépendance » dans la motion était prématuré et un consensus se dégagea sur le terme plus général celui de « libération politique » ouvrant la porte à de possibles discussions sur des réformes conséquentes restant fidèle à la sage politique des étapes qui était depuis la création du parti sa stratégie fondamentale. Mais pour le second point un paragraphe ambiguë de la motion pose problème ; « retirer au nouveau gouvernement français le préjugé favorable tout en continuant à faire confiance au Résident général Guillon » l’incohérence était notoire ; Guillon n’était-il pas le représentant du gouvernement français ; il a fallu toute la sagacité et la patience de mon père pour supprimer cette phrase du projet de motion avec beaucoup de difficultés . Quelle ne fut la surprise de mon père et celle du Dr Materi de constater avant la clôture du congrès que le rapporteur de la Commission politique a fait adopter la motion en reprenant la phrase qui était sensée être supprimée. Mis devant le fait accompli en étant persuadés que cela n’a pu se faire sans l’accord de Bourguiba le Dr El Materi et mon père le reprochent à Bourguiba qui ne bronche pas. Le Dr El Materi pense déjà à démissionner puis fini par accepter la présidence du Parti provisoirement jusqu’au prochain Conseil National. Après une vive discussion en tête à tête avec Bourguiba mon père lui fait remarquer qu’il n’acceptera plus à l’avenir de pareilles entorses dans la conduite du parti considérant comme tout à fait irrégulière et comme un précédant fâcheux, la modification de la motion après sa discussion et son adoption au niveau de la Commission. Malgré l’incident de la motion de politique générale, la clôture du Congrès de novembre 1937 s’achève dans une bonne ambiance générale et après le discours de clôture programmé de Bourguiba, les congressistes debout réclament une déclaration finale de mon père qui, ému, s’adresse aux militants du parti pour prodiguer ses sages recommandations que Hédi Nouira résumera fidèlement dans le journal l’Action.
Les divergences latentes entre les deux groupes du Bureau Politique du Néo-Déstour s’aggravent lors du déclenchement de la grève générale de solidarité du 20 novembre 1937 avec les Mouvements nationaux frères en Algérie et au Maroc pour atteindre leur paroxysme avec les évènements du 9 avril 1938. Le Dr El Materi menaçait fréquemment Bourguiba de démissionner. Mon père se rendit à la fin du mois de décembre 1937 au cabinet du Dr El Materi pour tenter de le dissuader en lui expliquant en toute amitié le préjudice que sa démission portera au parti qu’ils ont fondé ensemble dans le cadre d’une entente parfaite. Le Président du Néo-Destour expliqua longuement à mon père les raisons profondes de son désaccord avec les dernières prises de position du Secrétaire général du Parti et lui remit une lettre qu’il avait déjà rédigée expliquant dans le menu détail à l’intention de Bourguiba et de ses autres camarades du Bureau Politique les raisons de sa démission définitive de la présidence. Mon père s’est trouvé dans une situation dramatique qui l’affectait considérablement. Il se sentait déchiré entre son attachement à son Parti et son idéal et les arguments très sensés que lui développait longuement le Dr El Materi, un leader très attachant, pour lequel il avait une grande considération. Bien plus mon père partageait pleinement ses analyses mais il craignait beaucoup l’affaiblissement du Parti, voir son éclatement dans une période cruciale et pleine de menaces. La teneur de la lettre gênait beaucoup Bourguiba ; elle risquait effectivement de perturber gravement les militants du Parti si elle était rendue publique. Le Bureau Politique rédigea une deuxième version de lettre de démission prétextant des raisons de santé et a demandé à mon père et à Youssef Rouissi de tenter de convaincre Dr El Materi de la signer en remplacement de la première lettre en invoquant les intérêts supérieurs du Pays. Très compréhensif Dr El Materi signe la nouvelle mouture de sa lettre de démission et la remet aux deux émissaires du Bureau politique dans une atmosphère très amicale mais chargée de forte émotion. Mon père ne peut s’empêcher de dire à son grand frère et ami Dr El Mater,i« Si Mahmoud vous faites preuve d’une grande abnégation et d’une grande sagesse j’espère que l’histoire retiendra sa véritable signification….de toute manière j’en suis témoin avec Si Youssef. ».
Après la démission du Président El Materi beaucoup de militants surtout de Tunis le contactent et font la même démarche auprès de mon père et de Bahri Guiga pour exprimer leurs regrets et même pour certains d’entre eux pour suggérer la création d’un nouveau Parti. Dr El Materi ainsi que ses deux amis répondent fermement qu’il ne sera jamais question de porter un quelconque préjudice au Néo- Destour qu’ils ont fondé dans la ferveur et auquel ils resteront toujours attachés ; ils minimisent le différent auprès des militants et leur recommandent de rester fidèles au serment qu’ils ont prêté. 
La tension avec les autorités coloniales montait et Bourguiba avec ses camarades notamment Slimane Ben Slimane, Hédi Nouira et Ali Belhaouane rédigeaient des articles très virulents qui mobilisaient et surexcitaient les militants du Parti et ses sympathisants, dans les réunions publiques les discours ne se limitaient plus à prôner la grève des impôts et le boycott des produits importés mais également la lutte armée à laquelle le Parti n’était pourtant nullement préparé…..sans compter que ni le Bureau Politique ni les autres organes du Parti ne l’ont envisagé. La répression coloniale se développe et dès le début d’avril 1938 Slimane ben Slimane, Salah ben Youssef et Hédi Nouira sont arrêtés par la police…Bourguiba – sans tenir compte de la conjoncture intérieure et extérieure et du point de vue , dûment motivé, de son camarade Tahar Sfar- donne sans même réunir ce qui reste du Bureau politique des ordres de multiplication des grèves massives à partir du 8 avril 1938…Et ce sont les tragiques événements d’avril qui se déclenchent et nos martyrs qui tombent sous les balles des troupes coloniales......
Mon père avait - après les péripéties de la réunion du Conseil National « élargi » du Néo-Destour des 13 et 14 Mars 1938 informé Bourguiba de son intention de démissionner du Bureau Politique mais celui-ci l’en dissuada au cours d’un long entretien que les deux hommes ont eu un dimanche de fin Mars 1938 dans le salon de la maison de mon père au Bardo rue des orangés.
Enfant de cinq ans j’ai gardé un souvenir intense de cette journée où dés le matin ma mère me chargea d’acheter chez le pâtissier italien proche de notre maison des petits gâteaux en me signalant que mon père allait recevoir la visite de son camarade Habib Bourguiba. Le Secrétaire Général du Parti est venu très tôt accompagné de son fils Habib junior que tout le monde appelait Bibi. Chaleureux et enjoué, comme d’habitude, Bourguiba donne l’accolade à mon père, salue avec déférence ma mère et me prend dans ses bras en disant « mais il a bien grandi Rachid.. ». Après les congratulations de circonstance, on nous demande à Bibi et à moi d’aller jouer dans le jardin... et les deux hommes s’enferment dans le salon pour deux bonnes heures qui nous parurent une éternité surtout que Bibi plus âgé que moi ne semblait pas enchanté de « jouer » avec un petit môme comme moi. Nous nous sommes promenés longuement dans le jardin en échangeant des banalités, nous sommes même sorti dans la rue qui porte, jusqu'à ce jour, le nom de la rue des orangers pour l'arpenter plusieurs fois.... le temps nous paraissait très long et manifestement nous nous ennuyâmes à mourir ce jour là. Ce fut pour nous deux un grand soulagement de voir nos pères sortir dans la véranda pour se dire au revoir, Bourguiba me fit encore une petite tape sur la joue et parti avec son fils. Bien entendu je ne sus rien du contenu de ce long entretien ce jour là et à mon âge je n’étais au courant de rien des événements qui se préparaient. Ce n’est que plus tard et longtemps après le décès de mon père au cours de l’été 1952 , alors que je venais de réussir aux épreuves de la première partie du Baccalauréat que mon oncle Ahmed Sfar, inspecteur de l’enseignement primaire, pensa utile de me mettre au courant de la teneur du long conciliabule de mon père avec son camarade et ami du dimanche 20 ou 27 Mars 1938. Mon père avant son décès en Août 1942 avait tenu à faire à son frère un compte rendu circonstancié de la vive et longue discussion qu’il a eu avec Bourguiba. Celui-ci était venu à la rencontre de son camarade avec comme objectif unique celui de faire renoncer mon père à sa démission du Bureau politique ; mon père profita de l’occasion pour faire une analyse approfondie de la conjoncture intérieure et internationale et pour expliquer à Bourguiba le bien fondé de sa position et de celle du Dr El Materi en concluant qu’il était de la plus haute importance pour l’avenir de notre pays que le Bureau politique du Néo- Déstour, vu les circonstances, s’attèle dores et déjà à la rédaction d’un document de synthèse sous la forme d’une motion prenant position clairement contre le nazisme hitlérien et contre fascisme italien et explicitant leurs dangers pour toute l’humanité y compris pour les pays sous tutelle ou colonisés. Ce document qui devait être soumis à l’approbation d’un Conseil National serait destiné à être rendu public par le Parti au moment le plus opportun..... Mon père insistait pour qu’une trêve soit accordée par le Parti aux autorités du Protectorat compte tenu de la conjoncture internationale en contrepartie d’une promesse solennelle de la France sur les grandes lignes du contenu des réformes conduisant par étapes à l’indépendance de la Tunisie. Ces réformes seraient mises en œuvre dès la fin de la guerre que mon père entrevoyait dans son analyse comme imminente longue et engageant contre l’Allemagne aussi bien la France que la Grande Bretagne qui recevront l’appui des États Unis d’Amérique.
C’était prémonitoire.....Cette analyse est effectuée en mars 1938.....Bourguiba était un peu ébranlé par les arguments solides développés par mon père mais il lui avoua qu’il ne pouvait pas laisser le Parti lui échapper car si lui-même comprenait bien la vision de mon père et la partageai partiellement, ses autres camarades étaient déterminés pour une rupture immédiate... Habib Bourguiba considérait que la grande priorité du moment était pour lui, secrétaire général du Parti, le maintien de la force acquise par le Parti ainsi que son unité. Bourguiba plaida avec force la thèse de l’importance cruciale de l’unité du Parti auprès de mon père et l’amena en fin de discussion à renoncer à sa démission en lui rappelant que les leaders des grands partis politiques même en France, ont souvent des positions fortement nuancées sans que cela conduise à des démissions. Bourguiba ne manqua pas de souligner que la démission de mon père venant après celle du Dr El Materi porterait un grave préjudice au Parti et que mon père tout en renonçant à sa démission pourrait toujours se prévaloir publiquement de sa position et qu’il n’y voyait personnellement aucun inconvénient. C’est sur cet accord d’honneur que ce termina le long entretien entre les deux leaders et amis. Quelques Historiens tunisiens ont déjà mentionné dans divers écrits que lors de la réunion de la Commission Nationale du Parti des 13 et 14 Mars 1938 mon père avait accepté pendant quelques minutes la présidence du Parti en remplacement du Dr El Materi répondant à une demande spontanée clamée par tous les délégués présent à la réunion. Mais Tahar Sfar fini rapidement par annoncé son refus de cette responsabilité dés que Habib Bourguiba donna lecture d’une motion politique dont le contenu n’avait pas été au préalable approuvé par le Bureau Politique. Tahar Sfar était doublement inquiet de la tournure que prenaient les choses dans le Parti : -sa première inquiétude concernait la prise de décision à l’intérieur des organes du Parti qui avait de plus en plus tendance à ne pas respecter scrupuleusement le règlement intérieur et le processus démocratique habituel et convenu lors de la création du Parti en 1934. La dernière réunion du Comité national déjà, par sa composition, n’était pas régulière. En effet on avait jugé bon d’adjoindre pour la réunion de Mars 1938 aux membres élus d’autres militants non élus plus proches des thèses radicales sans l’accord du Bureau politique. Par ailleurs les projets de motion étaient auparavant discutés collégialement et démocratiquement dans la sérénité et la transparence au Bureau Politique avant de faire l’objet des débats et des modifications éventuelles par la Commission Nationale.
- sa deuxième inquiétude concernait les appels à la lutte armée dans les discours publics par ses camarades, appels qu’il considérait irresponsables dans la conjoncture de la période ; sans compter qu’il était personnellement partisan d’un combat politique attaché, à l’instar de Gandhi ,à la non violence laissant la totale responsabilité du recours à la violence à l’adversaire. Une forte conviction animait mon père depuis le début des années trente pour l’adoption en Tunisie de la méthode de Gandhi. Une conviction fondée sur le fait, d’une part que l’appui international sera systématique et aisé avec une telle méthode de combat contre le colonialisme et que d’autre part dans un pays- dont l’Histoire était jalonné de grandes et atroces violences pour les conquêtes et la prise du pouvoir- le Néo-Déstour grand parti de masse destiné un jour à diriger le Pays se devait d’être une véritable école d’apprentissage de la pratique démocratique tant pour ses militants que pour le peuple tunisien confronté toujours au pouvoir autoritaire. Avec de telles convictions Tahar Sfar était-il un utopiste à l’époque ?
Certains considéraient ses longues plaidoiries pour défendre ses idées devant ses camarades de combat comme des "balivernes"….Tahar Sfar au contraire avait il une vision prémonitoire ?….Ses inquiétudes de voir les premières dérives de la gestion personnelle du Parti entacher et grever l’avenir politique de la Tunisie une fois indépendance acquise se sont elles vérifiées….. ? Il appartient à nos historiens de répondre à ces interrogations pour éviter les risques de répétitions tragiques…..
Les évènements tragiques d’avril 1938 en Tunisie sont suffisamment connus ; la répression coloniale fut terrible ; le Parti fut interdit, tous ses locaux fermés, tous ses leaders nationaux régionaux et locaux furent emprisonnés. Le Néo- Destour sera contraint à une longue période de vie clandestine et à une gestion personnelle par des groupes de militants méritants qui se sont succédé clandestinement à la tête du Parti pendant la deuxième guerre mondiale qui a failli l’emporter. La lettre tardive envoyée en 1942 par Bourguiba de sa prison française a contribué grandement avec l’aide du Consul américain à sauver le Parti d’une situation dramatique que mon père avait entrevue avant sa mort.....et notamment lors de la longue discussion qu'il a eu avec son camarade Habib Bourguiba à la fin du mois de Mars 1938.. Celle de voir les Colonisateurs et leurs prépondérants radicaux tenter de se venger et de se débarrasser du Parti en l’accusant de collaboration avec les allemands.
Malgré la position politique prise publiquement par mon père à la veille des évènements d'avril 1938, il se solidarisa totalement avec ses camarades dés les premières arrestations et pris leur défense en mains. Mais il se trouva à son tour en prison dés le 22 avril 1938, il ne la quittera qu’un an plus tard en Avril 1939 après une grave dépression nerveuse qui ne sera pas provoquée- comme on l’a laissé entendre- par le dur régime de la prison militaire ni par les manigances du juge d’instruction mais surtout par l’incompréhension, l’ingratitude et le comportement maladroit de certains de ses camarades de combat dans la prison. Le leader Ali Belhaouane en particulier me dira plus tard au cours de l’année 1956 combien il regrette son incompréhension en 1938 de la vision prémonitoire de Tahar Sfar, vision qu’il a longuement méditée par la suite pendant ses longues années de prison en France avec Bourguiba. 
Après la sortie de prison de mon père au mois d’Avril 1939 un des rares leaders du Néo-Destour, qui eu le courage de déclarer sa satisfaction de voir Tahar Sfar libéré, fut le grand Martyr de la Patrie Hédi Chaker…..beaucoup d’autres le pensaient aussi du fond de leur prison mais n’ont pas osé le dire…...
Dés la fin de l’année 1939 Tahar Sfar libérait sa conscience en publiant sur les colonnes de la Revue Leila un article qui stigmatise et explique aux Tunisiens et Tunisiennes les dangers du Nazisme hitlérien pour toute l’humanité. 
Le 8 .09.1942 MON PÈRE QUITTERA CE MONDE A L’HÔPITAL AZIZA OTHMANA EMPORTANT BEAUCOUP DE SES AUTRES SECRETS ; IL AVAIT DEMANDÉ A MA MÈRE DE BRÛLER LES MÉMOIRES QU’IL AVAIT RÉDIGÉS SUR LA PÉRIODE 1936-1940. IL AVAIT DIS "JE NE VEUX PAS QUE CES DOCUMENTS IMPORTANTS TOMBENT DANS DES MAINS ÉTRANGÈRES CELA RISQUE DE PORTER PRÉJUDICE A NOTRE PATRIE ET A NOTRE PAYS EN CES TEMPS DE GUERRE."

RACHID SFAR.

                                                                                Ancien Premier Ministre Tunisien 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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